— En soi, non. Mais les religions ont tendance à perdre de vue la vérité qui les fonde. Celle des fouisseurs les poussait à s’enduire d’une argile contenant un produit dérivé des coquilles de planaires et de la salive d’ange, mais comme ils l’ignoraient, c’était un asservissement. Et nous, nous ne ferons pas autre chose qu’enseigner à nos enfants et nos petits-enfants des règles arbitraires ; les vraies raisons auront disparu ou se seront changées en mythes.
— Que peut-on y faire ? demanda Oykib.
— Écrire un livre, par exemple.
— Comme celui que tu écris en ce moment, tu veux dire ? »
Nafai lui lança un regard noir. « J’aurais dû me douter que ce secret ne t’échapperait pas.
— En effet, dit Oykib ; surtout que tu en discutes avec Surâme presque sans arrêt depuis des semaines. J’ai supposé que tu m’en parlerais quand tu en aurais envie.
— Eh bien, c’est le moment, parce que nos descendants, j’en ai la conviction, n’auront pas accès à l’ordinateur du vaisseau. La plupart ne sauront plus lire ni écrire. Mais on l’enseignera à quelques-uns afin de conserver une trace de ce que nous avons appris. Le plus clairement possible, nous rédigerons un texte racontant notre voyage et tout ce que nous avons vu et fait. Puis nous ferons en sorte qu’il se transmette de parent à enfant, et sans déformation, puisqu’il est écrit.
— On peut déformer n’importe quoi.
— Oui, mais tant que le texte original existera, on pourra, à la génération suivante ou même après, y retourner pour retrouver la vérité, tout comme nous avons étudié, avec profit, le Livre des péchés.
— Eh bien, c’est parfait, dit Oykib, puisque tu as déjà commencé un compte rendu.
— Un compte rendu, oui ; mais il nous en faut un autre. Le premier contient notre histoire, avec tous les détails, tout ce dont je me souviens. Mais j’ai fait un rêve la nuit dernière…
— Ah, encore un !
— Je sais, tu voudrais en faire, toi aussi, Oykib, mais…
— Je n’ai pas besoin de rêves personnels, le coupa Oykib : j’ai les vôtres. Dans le tien, tu écrivais un livre que tu comptais nous donner, à Chveya et moi, plutôt qu’à Jyat et Netsya.
— Oui, un livre qui contiendrait entre autres tout le Livre des péchés, gravé dans l’or pour qu’on n’ait pas besoin d’ordinateur pour le lire et qu’il ne se corrode pas. Cette partie-là, on pourrait la mettre à l’abri de façon que personne ne puisse rien y rajouter ni rien y changer. Mais le reste serait un récit, pas de toute l’histoire de notre peuple, mais seulement de nos rapports avec Surâme et avec le Gardien de la Terre. Juste…
— Juste la théologie, termina Oykib.
— Pour les fouisseurs et pour les anges, ce sera de la théologie, oui.
— Et pour nos descendants aussi. Ils n’auront pas vécu dans le vaisseau, eux ; ils ne se seront jamais servi de la grande bibliothèque ; ils n’auront aucune idée de ce qu’est un ordinateur. »
Nafai hocha la tête. « Tu en arrives donc à la même conclusion que moi.
— Non, je vous ai simplement tous vus, Luet, Chveya et toi, faire le même rêve. Il faut que le vaisseau s’en aille ; nous devons couper les ponts avec les machines du passé et vivre avec la technologie du présent. Il faut envoyer le vaisseau en orbite.
— C’est vrai. Nous n’avons plus la technologie nécessaire pour le cacher à la surface de la planète comme nos ancêtres l’avaient fait sur Harmonie.
— Je te donnerai un coup de main pour le deuxième livre, dit Oykib. En ce qui concerne le début, c’est à toi de t’en occuper, en tout cas pour les épisodes d’avant ma naissance. Pour la suite, je prendrai la relève quand tu voudras. Mais en attendant, je peux toujours recopier le Livre des péchés.
— Le Livre des péchés, oui. Et tu pourrais peut-être aussi commencer une compilation des rêves que nous a envoyés le Gardien. Surtout de ceux qui n’ont pas l’air de s’être encore réalisés en entier. Ce sont nos seuls indices quant à ce que le Gardien nous réserve.
— Le Livre des péchés et le Livre des rêves, dit Oykib. D’accord, je m’y mets ; et toi, tu écris le Livre de Nafai.
— En même temps, je vais réfléchir à une arme que les anges pourraient utiliser en vol, un truc susceptible de tuer un fouisseur malgré leur énorme différence de force. »
Oykib hocha la tête. « Donc, tes rêves de guerre entre fouisseurs et anges, tu crois qu’ils viennent du Gardien de la Terre ?
— Du Gardien ou de mes propres craintes, peu importe : il faut que je me tienne prêt. Il faut que je prépare mon peuple, au cas où. »
Oykib hocha de nouveau la tête. « J’aime les fouisseurs, Nafai. Je n’ai pas envie d’être obligé de choisir entre les anges et eux.
— Ce n’est pas ce choix-là que tu auras à faire, Oykib. Ce sera toujours le même : tu devras choisir entre Elemak et moi, après la mort de Père.
— On en est encore là ? Alors qu’Elemak est au fond du trou ?
— Il n’est pas fini, Oykib. Il a seulement appris la patience, qui permet d’attendre le bon moment. Et Hushidh m’a dit que son lien avec Fusum était très fort, bien que teinté de mépris de part et d’autre. Je suis sûr que Chveya l’a remarqué aussi, à force de vivre depuis des années au milieu des fouisseurs.
— Elle l’a remarqué, en effet. Mais je ne vois pas en quoi il pourrait en tirer profit.
— Mais si : les fouisseurs le suivront s’il les mène là où ils ont envie d’aller.
— À savoir ?
— Au massacre des anges. Ils ne sont plus tenus d’en laisser vivre aucun, maintenant qu’ils peuvent se reproduire sans l’aide des statues. »
Oykib fronça les sourcils. « Nous aurions donc eu tort d’éliminer leur fameuse glande ?
— Non. Il fallait libérer ces deux peuples. Mais nous devons désormais les aider à trouver un nouvel équilibre, fondé sur le respect et la tolérance.
— Je n’y compterais pas trop dans un avenir proche ; du moins tant que les fouisseurs considéreront les anges comme de la viande et les anges les fouisseurs comme des diables.
— Je sais, dit Nafai. C’est toute la tâche qui nous est dévolue. Ce sont des vies entières passées à enseigner qui nous attendent, nous et ceux qui voudront servir le Gardien de la Terre après nous. En attendant, je vais imaginer des armes pour rééquilibrer les forces entre les anges et les fouisseurs, qui refouleront les fouisseurs dans leurs terriers quand ils voudront faire la guerre aux anges.
— Ce seront donc les anges qui domineront. C’est mieux ?
— Ils ne pourchassent pas les fouisseurs pour les manger, dit Nafai. Ils ne cherchent pas à se battre avec eux. Tout ce qu’ils veulent, c’est qu’on les laisse tranquilles. En ce qui me concerne, moralement, la balance penche largement en leur faveur.
— Les fouisseurs ne sont pas des monstres, protesta Oykib. Ils sont le produit de leur héritage génétique et culturel. Ils ne méritent pas qu’on les massacre du haut du ciel.
— Je le sais bien ; c’est pourquoi il faut faire notre possible pour les éduquer, les uns comme les autres. Et en attendant, nous efforcer de maintenir l’équilibre entre eux.
— Je n’ai pas envie de choisir.
— Il le faudra bien pourtant. Quand Elemak poussera les fouisseurs à la guerre, tu seras l’un de ceux qu’il cherchera à tuer. Alors, tu te rallieras aux anges parce que tu n’auras pas d’autre choix.
— Ce sont tes rêves qui te l’ont dit ?
— Je n’ai pas besoin des rêves du Gardien pour m’expliquer ce que je peux comprendre tout seul. »