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D’un geste rageur, Oykib essuya une larme sur sa joue. « On n’était pas obligés d’en arriver là ! s’exclama-t-il. Pourquoi n’as-tu pas tué Elemak quand tu en avais l’occasion ?

— Parce que je l’aime.

— Et combien de mes amis parmi les fouisseurs et des tiens chez les anges vont-ils devoir mourir à cause de ton amour ?

— Elemak n’est certes pas étranger à la situation, convint Nafai, mais si tu crois que Fusum ou un autre n’aurait pas incité les fouisseurs à se révolter contre nous ou à s’attaquer aux anges, c’est que tu ne connais rien à la nature humaine.

— Les fouisseurs ne sont pas humains, objecta Oykib.

— En ce qui concerne la haine, la colère et la jalousie, oh que si !

— N’oublions pas l’amour et la générosité, dit Oykib, et aussi la confiance, la sagesse, la dignité, la…

— Oui, le coupa Nafai. Ils sont humains dans tous ces sens-là. Comme les anges.

— Alors, en quoi sommes-nous différents de nos ancêtres, ceux qui ont été chassés d’ici il y a quarante millions d’années ?

— Je n’en sais rien. Cependant, peut-être qu’avec le temps, les fouisseurs, les anges et nous, nous parviendrons à la paix.

— Mais en attendant, tu vas inventer des armes.

— J’ai pensé à des sarbacanes, avec des fléchettes empennées. Ce que j’ignore, c’est s’il faut que les projectiles soient empoisonnés pour être efficaces.

— Ce sont mes amis que tu parles de tuer, je te signale !

— Eh bien, débrouille-toi pour leur apprendre à détester la guerre et à refuser d’y participer, apprends-leur à vomir l’idée même de manger un bébé viande-du-ciel, et jamais la fléchette d’un ange ne les abattra.

15

Divisions

Quand la paix dépend de la vie d’un seul homme, chaque jour qui passe devient une veillée mortuaire. À chaque projet doit s’ajouter cette pensée : Le mènera-t-on à son terme avant qu’il meure ? Chaque enfant qui naît est accueilli par cette prière : Puisse la trêve durer encore un an. Encore un mois, encore une semaine.

Mais on en parlait rarement ; on évitait d’évoquer le grand âge de Volemak, ses épaules qui se voûtaient, ses grimaces de douleur quand il marchait, son essoufflement après un dur labeur, les réunions qu’il tenait désormais dans l’école et non plus dans le vaisseau, dans la salle en haut de l’échelle. Tout cela, on le constatait, on le regrettait, on le redoutait, mais on le gardait pour soi en se persuadant que ce n’était pas si grave, qu’il avait encore du temps devant lui, qu’il n’y avait pas à s’inquiéter.

Puis Emiizem mourut et Fusum s’empara de tous les pouvoirs chez les fouisseurs. Elle avait vu son cœur se flétrir lorsque son fils Nen était mort à la chasse sous la griffe d’une panthère ; la profanation du Dieu Intact avait porté le coup de grâce ; après cela, le décès de son époux, Mufrujuuj, n’avait plus été qu’une péripétie supplémentaire. Le monde s’est arrêté, Emiizem ; ah, et puis ton époux est mort, et puis ce garçon agressif qui prétend avoir voulu sauver ton fils est aujourd’hui à la fois roi du sang et roi-guerrier, et quand tu mourras il anéantira la paix qui règne parmi ton peuple ; et tu ne peux rien y faire sauf enseigner aux femmes à espérer la fraternité dans un avenir lointain ; mais les femmes n’écoutent presque plus, de toute façon, et le seul qui te respecte, c’est Nafai, l’humain dont le visage a fait ton salut il y a bien longtemps. Quand la mort vint enfin l’emporter, couchée dans sa chambre souterraine, toussant et crachant, veillée dans l’obscurité par des femmes silencieuses et quelques hommes qui guettaient l’instant de son trépas pour entreprendre d’effacer son souvenir, quand la mort vint, elle l’accueillit avec un soulagement amer. Pourquoi as-tu tant tardé ? Et où sont Nen et Mufrujuuj ? Et aussi ma mère ? Pourquoi ma vie a-t-elle été finalement si vaine ?

Mais au seuil de la mort, un rêve lui apparut alors qu’elle se croyait éveillée. Elle vit un humain, un fouisseur et un ange debout en haut d’une côte tandis qu’une multitude composée des trois espèces se rassemblait autour d’eux, pleurant, riant, se précipitant pour les toucher, et chacun de ceux qui les touchaient se mettait à chanter, toujours la même chanson joyeuse ; puis l’humain, le fouisseur et l’ange se tournèrent vers elle, Emiizem, la mère des cavernes qui se mourait, et ils lui dirent : Merci d’avoir mené ton peuple sur cette route.

Le songe ne ramenait pas son fils Nen à la vie, il ne lui donnait pas l’espoir que le règne de Fusum ne serait pas sanglant ni terrible et il n’écartait pas non plus sa mort imminente. Son seul effet fut de lui faire franchir le seuil et s’enfoncer dans le noir inconnu le sourire aux lèvres et la fierté au cœur. Sa mort en fut adoucie.

Fusum prit soin qu’on lui rende grand hommage, et dans son oraison funèbre il la loua d’avoir préparé le peuple à la venue des humains – même si elle n’avait pas compris ce que les dieux attendaient du peuple. Puis, au cours des jours qui suivirent, tous ses rivaux et tous ses opposants disparurent sans laisser de traces. Le message était clair : l’autorité suprême du peuple des fouisseurs, c’était Fusum, car Fusum était roi du sang, roi-guerrier, mère des cavernes et dieu, oui, dieu, réunis en une seule personne et pour toujours. La plupart des jeunes s’en réjouirent car, grâce à lui, ils allaient enfin redevenir des guerriers, après être restés des années dans l’ombre des humains et sous la loi des femmes. Et comme les jeunes étaient satisfaits, personne d’autre n’osa se montrer mécontent.

Respectueusement, Fusum demanda qu’Oykib cesse d’enseigner ses idées ridicules sur le Gardien de la Terre. Il prit Chveya à part et lui annonça que sa présence intimidait les fouisseuses et qu’elles ne s’en porteraient que mieux si elle arrêtait ses leçons sur le stockage et la conservation des aliments. L’un après l’autre, les humains se virent aimablement enjoints de se retirer, jusqu’au moment où seuls Elemak, Mebbekew et Protchnu eurent encore le droit de se mêler aux fouisseurs.

Qu’y pouvait Volemak ? Il chargea Elemak d’aller présenter ses protestations à Fusum. Elemak accepta, puis revint en rapportant l’assurance de Fusum que rien n’avait changé, sinon que les fouisseurs s’occupaient désormais de leur propre éducation. « Il a dit que nous devions en être soulagés, Père, parce que dorénavant nous aurions davantage de temps à consacrer à nos familles. »

L’affaire avait été menée si paisiblement, si poliment que Volemak était impuissant à intervenir. Il savait, comme tout le monde, que les fouisseurs étaient entrés de fait en révolte contre la domination humaine, bien que les humains ne se fussent jamais considérés comme des maîtres. Chacun savait aussi qu’Elemak venait de réussir un coup audacieux, car il contrôlait à présent tous les contacts avec les fouisseurs, alors que c’étaient jusque-là Oykib et Chveya les principales figures humaines parmi le peuple souterrain. Elemak devait mûrir son plan depuis des années et il avait vraisemblablement passé un marché avec Fusum vingt ans auparavant, lorsque le fils du roi du sang était retenu en otage et qu’Elemak apprenait sa langue tout en essayant d’en faire un ami des humains, du moins le croyait-on.

« Mais Fusum avait enlevé la fille d’Elemak ! s’exclama Chveya, incrédule. Comment auraient-ils pu devenir amis ?

— À mon avis, répondit Oykib, Elemak a compris qu’il n’y avait rien de personnel dans le choix de la victime ; de plus, je ne pense pas que ni toi ni moi parlerions d’amitié pour décrire ce qui existe entre eux. »

Mais peu importait leur opinion. C’était un fait.

C’est alors qu’ils commencèrent à s’intéresser de près à la santé de Volemak. Lui-même se mit à en parler, sans tapage, à quelques personnes.