Ils jurèrent et il leur permit de le suivre. Leur arrivée jeta la consternation chez les anges, mais les garanties de Nafai et leurs humbles suppliques emportèrent le consentement réticent du peuple des airs. Il faisait encore nuit quand ils abandonnèrent le village des anges en direction d’une terre nouvelle pour y bâtir une cité nouvelle, différente des autres.
Quand, après bien des jours de voyage, ils parvinrent au site que Nafai avait choisi des années plus tôt dans l’éventualité d’une telle situation, pTo et Poto organisèrent une petite cérémonie. « Il faut un nom à un pays, dirent-ils. Et puisqu’on nous connaîtra sous celui de Nafari (dans leur bouche, on entendait plutôt “Dapati”, mais tous comprirent), nous pensons que notre terre doit s’appeler le pays de Nafai (“Dapai”), et tu es celui que nous choisissons à l’unanimité pour nous gouverner. »
L’approbation générale fut telle que Nafai dut se contenter de sourire en disant : « Quel plus beau compliment des amis peuvent-ils faire à un homme que de donner son nom à leur foyer ? » Mais malgré la modestie de la réponse, tous savaient ce que signifiait cette cérémonie : Nafai était leur roi, leur roi-guerrier, et ils se feraient tuer pour lui avec joie.
16
Le Pilote Stellaire
Shedemei écoutait Issib qui lui parlait par le biais de l’Index. « C’est l’aube et nous sommes déjà loin du village ; mais nous avançons lentement, Shedya, et une armée de fouisseurs pourrait facilement nous rattraper avant midi. »
La biologiste répondit : « Il n’y aura aucune armée ni aujourd’hui ni demain.
— N’oublie pas, Shedya : tu es toute seule pour nous protéger ; alors, pas de grands sentiments, pas de scrupules : gagne, un point c’est tout.
— Excellent conseil, Issya. Et maintenant, laisse-moi l’appliquer. »
Malgré l’assurance qu’elle affichait, c’est à regret qu’elle quitta la sécurité du vaisseau et qu’elle laissa la porte se verrouiller derrière elle. Le manteau qu’elle portait lui donnait un sentiment de proximité, de contact intime avec tous les éléments de l’appareil, mais à vrai dire, cela ne la changeait guère. C’était dans le vaisseau que se trouvaient ses instruments, ses archives, son travail, son métier, en un mot : elle-même. Aussi, en s’avançant dans le village – dans ce qu’il en restait, des maisons désertes pour la plupart – elle se sentait devenir quelqu’un d’autre. Nafai devait goûter, se dit-elle, ce sentiment de pouvoir, de maîtrise. Mais pas moi. Ça ne m’intéresse pas de savoir quelle puissance je puis concentrer dans mon corps. Je n’ai aucune envie de découvrir quelle charge d’électricité je puis envoyer à quelqu’un sans le tuer.
Pour être juste, peut-être cela n’avait-il pas davantage enthousiasmé Nafai. Mais malgré tout son bon cœur, c’était un homme, et les hommes, semblait-il, prenaient un plaisir quasiment obscène à dominer, à vaincre. À contrario, Shedemei ne recherchait que la connaissance. Cependant, ce n’était peut-être pas une question de sexe, mais de relation avec les autres ; le lien de Shedemei avec ses contemporains n’avait jamais été très solide à côté de son amour pour son travail, de sa volonté de comprendre les mécanismes de la vie. Les deux points de vue sont-ils si différents, finalement ? se demanda-t-elle. Elemak et Nafai sont des meneurs nés et chacun est résolu à l’emporter sur l’autre. Mais moi aussi je me sens née pour manipuler, non des hommes et des femmes, mais des organismes, des codes génétiques, des systèmes vitaux, des ensembles écologiques. Et, tout comme Elemak et Nafai, j’y parviendrai quel qu’en soit le prix.
Néanmoins, le vrai problème aujourd’hui, ce n’était pas Elemak, mais les fouisseurs. Elle n’aurait aucun mal à bloquer Elemak et ses partisans humains ; mais pas question de faire obstacle à tous les soldats fouisseurs en même temps, et c’étaient eux qui massacreraient la troupe de Nafai, embarrassée qu’elle était d’enfants, de vivres et de troupeaux.
Quoi qu’il arrive, donc, il fallait persuader les fouisseurs d’attendre ; s’ils n’agissaient pas, Elemak resterait pieds et poings liés.
C’est ainsi que Shedemei traversa le village sans prêter attention aux cris d’Elemak, de Mebbekew et de Protchnu qui fouillaient les maisons, ou plutôt les mettaient sens dessus dessous, avec force jurons sur les colons disparus et la trahison dont ils étaient victimes. Mebbekew l’aperçut, l’interpella, puis courut chercher Elemak en hurlant que Shedemei était restée, qu’elle n’avait pas pu abandonner le vaisseau. « On a les laboratoires ! On a les ordinateurs ! On a Surâme ! » Le temps ne manquerait pas pour le détromper.
Elle se rendit auprès des fouisseurs qui montaient la garde cette nuit-là et qui se demandaient, terrorisés, quel sort les attendait quand Fusum apprendrait qu’ils s’étaient endormis, laissant la plupart des humains s’échapper sans rien voir ni rien entendre. « Fusum va vous tuer », baragouina-t-elle dans leur langue.
Ils répondirent dans la sienne, à son grand soulagement. « Que pouvons-nous faire ? Que nous est-il arrivé ? Quelqu’un nous a drogués !
— C’est le Gardien de la Terre, dit-elle. Le Gardien de la Terre vous a reniés parce que vous obéissez à un assassin. Vous avez choisi un meurtrier comme roi du sang et roi-guerrier. » Puis, non sans mal, elle fit luire sa peau. « Pensiez-vous que la profanation de Fusum sur le Dieu Intact passerait inaperçue ? »
Elle se faisait horreur. Tant d’efforts pour les libérer de leurs superstitions, et voilà qu’elle ranimait leurs anciennes peurs et leurs anciennes croyances ! Mais comment les tenir autrement, avec les maigres pouvoirs dont elle disposait ?
Ils se jetèrent sur le dos à ses pieds, le ventre offert en signe de soumission.
« Je ne veux pas de vos ventres nus, déclara-t-elle. Tenez-vous droits, comme des hommes, pour une fois ! Si vous y aviez pensé avant, le Gardien de la Terre ne serait pas si furieux contre vous !
— Que devons-nous faire, très-grande ?
— Amenez-moi l’ami assassin, le fourbe qui a tué Nen à la chasse. »
L’accusation fit l’effet d’une décharge électrique sur les fouisseurs. « Ce n’était donc pas la panthère ! Pas la panthère !
— Il y avait bien une panthère, dit Shedemei, mais elle a égorgé un homme à terre, assommé par son ami d’un coup de massue. » Tout en parlant, elle se demandait si c’était bien vrai et, en ce cas, comment elle le savait.
Je me pose la même question.
La voix de Surâme retentit, claire et forte, dans sa tête.
Est-ce exact, à ton avis ? demanda Shedemei.
Je ne surveille que les humains. Vous seuls avez été modifiés pour que nous puissions communiquer.
Mais nous avons placé douze satellites en orbite ; tu dois pouvoir observer ce qui se passe, même si tu ne captes pas les pensées.
Je n’ai pas été programmée pour surveiller les animaux.
Shedemei répondit avec violence : Eh bien, je te programme maintenant pour traiter les fouisseurs et les anges comme des humains !
Ils ne sont pas humains ; je ne peux donc pas les considérer comme tels.
Alors, écoute-moi : rappelle-toi que les humains doivent vivre au milieu des anges et des fouisseurs ; notre sécurité et notre survie dépendent de la surveillance que tu exerceras sur ces deux espèces intelligentes. Il faut que tu sois au courant de leurs moindres faits et gestes.