— Nous devrions peut-être poursuivre sur le chapitre de vos relations avec les femmes de votre vie…
— Non !
— Oh que si. Vous ne voulez pas être l’un de ces prétendus génies scientifiques qui sont, dans la vie quotidienne, un parfait mélange de crétin et d’imbécile. Il y en a déjà suffisamment, sinon trop. Ce serait une honte si le premier scientifique devait être aussi le premier de cette meute de trous du cul !
Ça, c’était une nouvelle intéressante, malgré son caractère offensant.
— J’ai fait mon devoir, objecta Galilée. Je me suis occupé de ma famille. J’ai entretenu mes sœurs, mon frère et leurs familles, et ma mère, et mes enfants, tous les domestiques, tous les artisans, tous les étudiants et les parasites – toute cette satanée ménagerie ! J’ai trimé comme une bête de somme ! J’ai gâché ma vie à payer pour ma famille de minables.
— Je vous en prie. S’apitoyer sur soi-même n’est que l’autre facette de la rodomontade, et c’est tout aussi peu convaincant. C’est une chose qu’apparemment vous ne voulez pas comprendre. Vous viviez une vie de privilégié que vous preniez pour un fait acquis. Vous avez démarré avec quelques privilèges, et avez fait en sorte d’en obtenir davantage, c’est tout.
— J’ai trimé comme une bête de somme !
— Pas vraiment. D’autres gens trimaient comme des bêtes de somme… au sens propre du terme, dans la mesure où c’étaient des portefaix qui transportaient des fardeaux pour gagner leur vie… mais vous n’étiez pas de ceux-là.
Elle lui posa sans douceur le casque sur la tête, et il ne résista pas. Où, dans sa misérable existence, allait-il retourner ?
Avec un étrange regard, peut-être de pitié, presque affectueux, une sorte d’amorevolezza indulgente, qui le touchait beaucoup chez une personne aussi amorevole, si jolie, elle tendit la main et lui effleura le côté de la tête.
C’était le milieu de l’été. Il faisait très chaud et humide, et le comte de Trente avait invité Bedini, un collègue de Galilée, dans sa villa de Costozza, parmi les collines surplombant Vincenza. Galilée, qui venait d’arriver à Padoue avec l’intégralité de ses possessions terrestres dans un unique coffre, avait été présenté à tout le monde par son ami Pinelli. Du vin avait été servi pour l’occasion dans la bibliothèque dudit Pinelli, laquelle comptait quatre-vingt mille volumes. Bedini et Pintard étaient deux de ces nouveaux amis, et maintenant, grâce au noble ami de Bedini, ils étaient partis se promener dans les collines.
À la Villa Costozza, ils rejoignirent leur hôte si convivial et firent exactement ce qu’ils auraient fait chez eux – manger et boire, en parlant et en riant, pendant que le comte ouvrait des bouteilles de vin de plus en plus grosses, des fiasques, des balthazars et de petits fûts. C’est ainsi qu’ils dévorèrent près de trois oies, accompagnées de condiments, de fruits, de fromage et d’un grand nombre de tartes. Le tout par une journée si chaude que même là, dans les collines, ils exsudaient une sueur graisseuse.
Finalement, le comte dut déclarer forfait et sortit en titubant pour vomir comme un Romain. Les jeunes professeurs gémirent à cette perspective, se sentant plus forts que ça. Il leur vint à l’idée qu’en sautant dans l’une des fontaines ou dans l’un des bassins de la villa ils pourraient s’y immerger suffisamment pour refroidir leur estomac et ralentir leur bile. Quand il revint, le comte secoua la tête, comme étourdi, en entendant cette proposition.
— J’ai quelque chose d’encore mieux, dit-il.
Il les conduisit vers une pièce du fond, au rez-de-chaussée. La villa avait été creusée à flanc de colline. Dans cette pièce, le mur de plâtre ne rencontrait pas le sol de marbre, et de la fente noire qui s’ouvrait entre le mur et le sol s’écoulait une brise fraîche, humide. Toute la pièce était une véritable glacière.
— C’est comme ça en permanence, marmonna le comte, encore hoquetant d’avoir vomi. Il y a une petite source, quelque part en dessous. Je vous en prie, mettez-vous à votre aise ! Par de telles journées, je me contente de m’allonger par terre. Regardez, il y a des oreillers, ici. Je me joindrais volontiers à vous, mais j’ai bien peur d’être obligé de me retirer à nouveau…
Et il sortit, toujours titubant.
Les trois jeunes hommes soûls se mirent à rire et à se moquer de lui, puis ils se dévêtirent en geignant, en plaisantant et en se donnant des coups de coude, après quoi ils arrangèrent les oreillers comme des couches sur lesquelles ils se laissèrent tomber avec des gémissements et des hoquets de ravissement. Là, dans ce havre de fraîcheur, après avoir glissé à même le marbre en poussant des « Oh » et des « Ah » comme des cochons dans la boue, ils s’endormirent tous les trois.
Galilée fut tiré d’un vilain rêve rouge par le comte et ses domestiques.
— Signor Galilée ! Domino Galilée ! Par pitié, réveillez-vous !
— Que… ? Que… ?
Sa bouche n’arrivait pas à former des mots. Sa vision était brouillée. Ils le traînèrent sur le sol rugueux en le tenant par les bras, et il sentit ses fesses racler les dalles, tout en entendant les gémissements de quelqu’un d’autre. Tout cela semblait se passer très loin. Il essaya de parler, mais n’y parvint pas. Les gémissements étaient les siens. En levant les yeux comme du fond d’un puits, il sentit une nausée si profonde qu’il crut qu’il allait cracher ses os s’il vomissait. Quelqu’un, tout près de lui, gémissait d’une façon proprement déchirante. Ah… c’était encore lui. Il était frigorifié…
Lorsqu’il recouvra ses esprits, le comte angoissé et sa suite l’entouraient en l’observant comme s’ils avaient regardé au fond d’une tombe.
— Signor, quelle joie de vous voir revenu parmi nous, dit solennellement le comte. Quelque chose vous a rendus très malades, tous les trois. Je n’ai pas idée de ce que ça peut être. L’air de la colline est généralement très frais, et toute la nourriture et le vin ont été vérifiés. Les domestiques les ont trouvés très bien. Je ne sais pas ce qui a pu se passer. Je suis tellement désolé !
— Bedini ? demanda Galilée. Pintard ?
— Bedini est mort. J’ai le regret de vous l’annoncer. C’est vraiment un mystère. Pintard est dans le même état que vous. Il a repris conscience à deux ou trois reprises, mais il est retombé en catalepsie. Nous le tenons au chaud et nous lui versons de l’alcool dans la bouche, comme nous l’avons fait avec vous.
Galilée ne put que hoqueter. Il aurait pu mourir, lui aussi. La mort, la nausée définitive. Il en ressentit l’horreur, puis la terreur.
Le grand visage blanc d’Héra. Elle le regardait dans les yeux.
— Vous auriez pu mourir, ce jour-là.
— J’ai bien failli. Je ne me suis plus jamais senti bien.
— Oui. Vous avez failli mourir d’un excès de privilège.
— D’un air empoisonné !
— L’air empoisonné de la villa d’un homme riche. Vous avez mangé à vous rendre malade, vous avez bu à vous plonger dans une sorte de stupeur. Et ce n’était pas la première fois, ni même la centième. Pendant que vos femmes trimaient et mouraient de faim, élevaient les enfants et faisaient tout le vrai boulot, le travail qui est du travail. Votre propre partenaire, celle avec qui vous avez eu des enfants, ne savait même pas lire. C’est bien ce que vous avez dit, non ? Qu’elle ne savait pas faire une addition ou une soustraction ? Quel genre de vie est-ce là ?
— Je ne sais pas.
— Vous le saviez.
Elle tendit la main. Lui effleura le front.
Quand Marina lui annonça qu’elle était enceinte, au début il se contenta de la regarder. De la regarder comme l’un de ces poissons, sur les étals du marché. D’un côté, il était content ; il avait trente-six ans, et il avait été avec deux cent quarante-huit femmes, s’il avait bien compté. Or aucune ne lui avait jamais dit qu’il l’avait mise enceinte. Évidemment, ils avaient leurs façons de s’y prendre, et certaines des régulières vous faisaient mettre une capote, mais il avait tout de même des raisons de se demander s’il n’était pas stérile. Il n’aurait pas été illogique qu’il soit comme une mule, puisque son père s’était accouplé avec une espèce de gorgone. Non que le manque d’enfants l’ennuyât, compte tenu des femmes et des enfants qu’il avait déjà partout dans les pattes, chez lui, et qui réclamaient tous son attention. Mais il était agréable de se savoir normal, comme n’importe quel autre animal en bonne santé, ou comme une plante ; dans son jardin, tout prospérait, et lui aussi se devait de prospérer.