Выбрать главу

Mais c’était également un petit peu embarrassant. Là, il manœuvrait pour devenir le tuteur du petit Médicis, l’une de ses meilleures chances d’améliorer son parrainage et de retourner à Florence, et pourtant il ne s’était rien passé, encore. Ça ne lui rendrait pas service si les gens disaient : « Oh, Galilée, il a mis une fille de Venise enceinte, une puttella du marché au poisson, une puttana de carnaval qui ne sait même pas lire ! » Ses belles qualités leur feraient juste hocher la tête d’un air entendu et conclure que Galilée avait perdu la raison – que sa queue menait son destin, qu’il n’était pas un vrai courtisan mais un insupportable imbécile, vaguement ivrogne de surcroît. De toute façon, ses ennemis disaient cela à chaque fois qu’ils entendaient prononcer son nom. Ce n’était pas difficile à comprendre.

Toutes ces pensées lui traversèrent l’esprit en moins d’une seconde. Il s’assit au bord du Grand Canal, sur les marches de la Riva Sette Martiri, et dit :

— Je m’occuperai de l’enfant, et de toi aussi, évidemment. La Collina sera la marraine et Mazzoleni le parrain. Et je vous installerai tous dans une maison près de la mienne, à Padoue. Vous vivrez là.

— Ah ouais.

La bouche de Marina avait pris un pli amer, une espèce de sourire à l’envers qu’il ne lui avait jamais vu. Sa bouche s’incurvait comme une aile de mouette. Il la quittait, alors elle le quittait – c’était ce que disait son regard.

Elle resta assise là, les deux mains sur le ventre. Il s’aperçut soudain que l’état de Marina commençait à se voir. Un peu pâle et en sueur, peut-être à cause des nausées matinales. Elle hocha la tête, baissa les yeux sur les détritus qui flottaient sur le canal, tournant et retournant ses propres pensées dans sa tête. Elle lui jeta encore un long regard en coulisse, aussi crissant qu’un ongle sur du verre.

Et puis elle détourna les yeux, s’ébroua. C’était une fille futée, réaliste. Elle savait comment ça marchait. Il allait les entretenir, son enfant et elle, c’était peut-être plus qu’elle n’en pouvait espérer. Sauf qu’on en espère toujours plus qu’on ne devrait, ainsi que l’expérience l’avait appris à Galilée. Et ils avaient été amoureux. Aussi éprouva-t-il un léger étourdissement en la regardant s’esquiver. Les choses ne seraient plus jamais pareilles, il le voyait déjà. Mais il n’avait pas d’autre solution. Il devait obtenir un parrainage, il devait travailler. Alors, c’était comme ça que ça devait être. Mais il faudrait qu’il la réconforte.

Ce regard pourtant… Dans son épais Catalogue de Mauvais Regards, celui-ci était peut-être le pire. Toute une vie s’arrêtait là.

— Cela aurait pu se passer de manière totalement différente, dit Héra.

Les ténèbres de l’espace, le visage blanc d’Héra, la Jupiter bilieuse qui rampait au-dessus d’eux. Les étoiles.

— Je sais, fit Galilée, vaincu.

Marina était morte, maintenant, un fantôme de son passé, et pourtant, elle était toujours là, dans les fondamente de son esprit, aussi vivace qu’Héra elle-même. D’une certaine façon, elles se ressemblaient.

— Vous avez fait de vos enfants des bâtards. Aucune perspective pour votre fils, vos filles incapables de se marier.

— Je savais que je pouvais les mettre au couvent. C’est encore là qu’elles sont le mieux.

Elle lui jeta à peine un regard.

— C’est bon, fit Galilée. Renvoyez-moi avant ça ! Vous voulez que je change le… le feu… laissez-moi changer ça aussi !

— Je ne crois pas.

— Mais vous avez besoin de ma science ! Vous ne voulez pas que je retourne changer ma vie d’une façon qui puisse nuire à mon travail. Vous voyez ? Il fallait donc que je le fasse !

— Vous auriez pu faire les deux.

Il se prit la tête entre les mains, sentit le célatone peser sur lui telle la cagoule d’un condamné.

— Alors à quoi bon tout ça ? Pourquoi me torturez-vous ainsi ?

— Vous devez comprendre.

Il haussa les épaules.

— Vous voulez dire que vous devez me mettre le nez dans mes erreurs. Je vivais avec une prostituée, ça a tout fichu en l’air. Vous faites en sorte que je me sente merdique ! En quoi cela va-t-il m’aider ?

— Il faut que vous compreniez, répéta-t-elle, aussi implacablement qu’Atropos. Regardez à nouveau. Vous devez continuer à regarder. C’est l’essence de la physique de Mnémosyne. Dans le néant qui s’étend derrière vous, les ténèbres que vous appelez le passé, il y a certains points lumineux, isolés, discrets. Des fragments de votre vie antérieure qui ont survécu à la disparition du reste. Autrement dit, derrière vous, ce n’est pas l’obscurité, mais une obscurité éclairée par les étoiles, dont la constellation recèle une signification. Sans cette constellation, il n’y a aucune chance de réalité signifiante dans votre présent. La force vivante de ces petits feux que vous découvrez fait de vous ce que vous êtes. Ils constituent une espèce de création continue de vous-même, ou de l’être que vous êtes par le biais de l’être que vous avez été. Ces moments cruciaux, inachevés en leur temps, sont intriqués dans le présent pour toujours, et quand vous vous les rappelez ils donnent naissance à quelque chose qui est alors achevé, qui est votre seule réalité. Alors regardez, maintenant. Regardez votre œuvre. D’abord, hmmm, regardons-la à la lumière de vos relations avec Marina.

Elle lui effleura la tête.

Belisario Vinta vint lui demander d’effectuer l’horoscope du grand-duc Ferdinand, qui était malade. Galilée fut à la fois heureux et nerveux. La rémunération tomberait à pic, et les Médicis étaient sa meilleure chance de parrainage. Il tenait presque la grande-duchesse Christine dans le creux de sa main, puisqu’elle lui avait demandé d’enseigner les mathématiques à son fils Cosme, l’héritier de Ferdinand. Galilée ne fut pas surpris quand Vinta lui dit qu’elle était aussi à l’origine de la nouvelle demande. Elle avait peur.

Galilée avait fait des études d’astrologie, et c’était précisément ce qui le mettait mal à l’aise. Vinta resta planté là, à le regarder, attendant sa réponse.

— Bien sûr, dit-il.

C’était une demande qu’on ne pouvait refuser, et ils le savaient tous les deux.

— Dites à Sa Sérénité le meraviglioso que je suis on ne peut plus honoré, obbligatissimo, et que je vais m’en occuper directement. Et transmettez-lui mes meilleurs vœux concernant sa santé. A-t-il envisagé de consulter Acquapendente ? J’ai été plusieurs fois guéri par ce grand médecin…

— Le grand-duc a ses propres médecins, mais merci. Quand peut-il espérer recevoir votre horoscope ?