Vingt-deux jours plus tard, Ferdinand mourait.
Galilée apprit la nouvelle, le visage brûlant. Il injuria les domestiques, qui détalèrent, fuyant sa lourde main. Il sortit de chez lui comme un vent de tempête et erra dans les rues de Padoue en imaginant sinistrement sa prochaine rencontre avec Vinta. Pendant un moment, il fut même terrifié ; et si on lui mettait ça sur le dos ?
Mais le monde étant ce qu’il était, un monde dans lequel toutes les prévisions se révélaient erronées, où la mort pouvait frapper partout, à tout moment, une telle accusation était peu probable. Il n’y avait pas de raison d’être plus qu’ennuyé. Il envoya une longue lettre de condoléances à la grande-duchesse Christine, ainsi qu’à Cosme. Il en envoya une aussi à Vinta, doublée d’une note où il disait sa stupeur – note qui suggérait même avec délicatesse la possibilité d’un empoisonnement comme explication à la disparité entre les étoiles de Ferdinand et son destin réel. Une cause vulgaire avait, d’une façon ou d’une autre, pris le pas sur l’influence céleste, écrivait-il en substance.
Et dans le tohu-bohu de la succession, personne ne parut seulement se rappeler l’horoscope on ne peut plus inexact de Galilée. C’était le genre de chose auquel les gens oubliaient de penser. Et il n’était pas moins vrai que le nouveau grand-duc, Cosme II, était l’un de ses anciens élèves. Les perspectives de parrainage étaient probablement accrues.
Et pourtant, le moment qu’il avait imaginé finit par arriver. Galilée se rendit à la cour, à Florence, pour rendre ses hommages, et fut accueilli dans la pièce par Vinta.
— J’ai été terriblement désolé d’apprendre le trépas inattendu et prématuré…, commença-t-il immédiatement.
Vinta écarta ces condoléances d’un geste de la main, comme on chasserait une mouche – et avec un regard méprisant, et même une espèce de complicité onctueuse, comme s’il détenait maintenant une vérité secrète, selon laquelle toutes les mathématiques de Galilée étaient aussi frauduleuses que l’astrologie.
Ce regard fit à Galilée l’effet du tranchant d’une lame. Il ne le quitta jamais, il était toujours présent à son esprit, accompagné du même déferlement brûlant de honte et de souillure. Il essaya de bannir ce souvenir, mais il lui arrivait même d’en rêver. Il jaillissait d’autres visages et le poignardait. L’un des Mauvais Regards de sa vie, à coup sûr ; l’un des spécimens d’une collection sans cesse croissante de regards terribles qui le hantaient pendant ses longues heures d’insomnie.
Tout le monde avait oublié l’horoscope, pour autant qu’il pouvait le dire. Telles étaient les prévisions astrologiques ; elles étaient faites pour les besoins du moment, et on n’en attendait rien de plus. Même si elles se révélaient exactes, personne n’y repensait jamais. Les gens avaient tellement peur.
Ce n’était cependant pas parce qu’un horoscope s’était trompé que toute l’astrologie avait tort ; il ne s’ensuivait pas non plus, si l’astrologie se trompait, que Ptolémée disait faux sur toute la ligne ; non plus, si Ptolémée se trompait sur toute la ligne, qu’Aristote avait complètement tort –, non plus, si Aristote avait complètement tort, que Copernic avait pour autant forcément raison. C’étaient de mauvais syllogismes ; et même les bons syllogismes n’étaient pas concluants pour Galilée.
Mais ce regard !
Après cela, il s’était efforcé de se borner à ne faire que des assertions dont il pouvait démontrer la véracité. Il essaya de ne pas parler de causes. Sans doute l’explication copernicienne était-elle juste, mais il ne voulait pas en parler. Il n’arrivait pas en voir la preuve. Kepler y croyait, mais Kepler était cinglé. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir déclaré : « L’astrologie est la prostitution des mathématiques. »
Le regard ne le quitta jamais, lui laissant l’esprit comme le visage du pauvre Fra Sarpi. Dans sa recherche d’un protecteur, il avait prostitué ses mathématiques.
— Vous saviez donc que vous étiez un hypocrite, lui dit Héra.
Sous l’affreuse lumière jaune de Jupiter, son visage large, devant lui, était aussi grand et cruel que celui d’une Parque. Mnémosyne s’était métamorphosée, comme elle le faisait souvent, en la terrible Atropos, et elle lui tailladait le cerveau avec ses ciseaux – une paire de ciseaux injectée depuis l’intérieur du casque qu’il avait sur la tête, une paire de ciseaux faite de miroirs qui réfléchissaient les images brisées du visage de Galilée en train de se regarder, avec sa vie gâchée. Il ferma les yeux, mais Mnémosyne vivait également là, derrière ses paupières.
— Vous avez refusé d’épouser la femme qui était la mère de vos trois enfants, dit-elle, précisément parce qu’elle était comme vous, dans la mesure où elle avait vendu l’accès à sa personne pour améliorer sa situation. C’est très exactement ce que vous avez fait avec l’horoscope ; et donc vous saviez que vous aviez tort à son sujet. Mais à ce moment-là il était trop tard…
— Je n’avais pas tort ! s’exclama Galilée. Et ce n’était pas seulement ça. Nous ne nous entendions pas. Il n’empêche, je l’ai installée dans une maison que je finançais, et j’ai pris soin d’elle et des enfants. Je lui ai trouvé un mari.
— Mais vous n’avez pas voulu l’épouser vous-même. C’est pour ça que vous ne vous entendiez pas, tous les deux.
— Pas du tout ! Je ne voulais pas que ça se passe ainsi. C’était une garce. Elle se moquait de mon travail et elle essayait de le détruire. Si elle n’avait pas été comme ça, je l’aurais épousée ; elle n’était guère différente des domestiques que les professeurs épousent, que les vieux veufs épousent.
— Et vous prétendiez à des choses plus élevées. Vous étiez en quête d’un protecteur, et vous pensiez qu’une femme de basse extraction ruinerait vos efforts.
— C’est vrai. Mais c’est comme ça que ça se passait. Il fallait bien que je fasse mon travail.
— Alors peut-être que vous n’auriez pas dû avoir d’associations conjugales du tout.
— Je ne suis pas un saint. J’ai juste besoin de faire mon travail.
— Votre travail… Combien de banquets par semaine ? Combien de temps chez Salviati ? Vous festoyiez pendant que les vôtres mouraient de faim.
Il poussa un gros soupir, essaya d’enlever le casque de sa tête.
— Vous me torturez, c’est tout, dit-il. Tout le monde fait des erreurs, tout le monde commet des crimes ! Pourquoi me mettez-vous le nez dedans ?
Très lentement, en accentuant chaque mot, elle dit :
— Il faut que vous connaissiez votre vie.
Elle scruta un moment son visage.
— Vous savez ce que vous avez fait qui a vraiment compté pour vous ?
— Non.
— Et vous savez ce que vous avez fait qui comptait vraiment pour nous ?
— Non !
— Regardez.
Elle l’effleura.
Mazzoleni avait aplani le bord d’une longue planche d’un bois dense dans laquelle il tailla une fine rainure, afin de leur procurer un plan euclidien et une ligne aussi parfaits que possible en ce bas monde. Il chevilla la planche sur un grand cadre de bois en forme de L, avec des trous percés à différentes hauteurs, de façon à pouvoir ajuster à volonté l’inclinaison du plan. Sur ce plan devaient rouler des balles de mousquet en fer, meulées et polies, qu’ils firent passer de façon répétée dans des trous circulaires juste assez grands pour elles, jusqu’à ce que Galilée soit convaincu qu’elles étaient aussi proches de sphères géométriques que l’être humain pouvait le concevoir. Quand ils eurent fini, ils disposaient d’un système vraiment intéressant.