Galilée resta debout à regarder les équations qu’il venait d’écrire, puis les esquisses de schémas et les nombres qui figuraient sur les pages précédentes. Son cent seizième folio de travail était presque complètement rempli.
— MAZZ-O-LEN-IIIIIIII !
Le visage simien du vieil homme.
— Une bonne nouvelle ?
— LA PA-RA-BOOOO-LE ! Je vais te montrer. C’est quelque chose que même toi tu pourras comprendre.
Mais d’abord il devait danser autour de la table, sortir dans le jardin et rentrer à nouveau, se sentant vibrer comme une cloche. Le monde entier résonnait, le monde entier tintait en lui. Bong ! Bong ! Bong !
Le noir de l’espace ; le visage d’Héra.
— Alors. Vous voyez ce que vous avez fait ?
— Oui. Je m’en souviens.
— Vous comprenez le pouvoir de vos appareils, de vos méthodes ?
— On cherchait les mathématiques qui se trouvent au cœur de la nature, et on les trouvait.
— Oui. C’est ce que vous aimiez. C’est ce qui vous procurait de la joie.
Elle resta assise là, à le regarder attentivement.
— Le dispositif, poursuivit-elle, vous permettait de créer des événements qui étaient liés dans la nature, et de les décomposer. Vous teniez sous contrôle des variables indépendantes. Chaque expérience était unique, mais quand les variables étaient identiques les résultats étaient identiques. C’était comme si vous aviez effectué des calculs avant les mathématiques du calcul – comme si c’était de la géométrie, ou même de la sculpture mobile.
« Et les événements que vous organisiez – si quelqu’un d’autre les avait organisés de la même façon, il n’aurait pu faire autrement que d’obtenir les mêmes résultats. Vous pouviez prendre les diverses descriptions du mouvement qui étaient en concurrence à votre époque, les mettre à l’épreuve, et l’événement proprement dit déterminait laquelle des explications correspondait aux résultats. Ensuite, votre description mathématique en main, vous pouviez prédire ce qui arriverait dans des situations nouvelles. Quand vous aviez raison, c’était une chose sur laquelle personne, jamais, ne pouvait revenir. Si nous devions refaire l’expérience ici et maintenant, ce serait exactement pareil.
— Peut-être, mais ici il n’y a pas d’attraction vers le bas.
— Vous voyez ce que je veux dire.
— Oui, oui. C’était une façon de voir la vérité.
— Pas si vite. C’était une description précise des événements à cette échelle. C’était une abstraction avec un réfèrent concret, ce qui voulait dire que personne ne pouvait logiquement dire le contraire. Si quelqu’un avançait une description différente du mouvement, vous pouviez la tester et montrer qu’il avait tort et que vous aviez raison. En fait, vous pouviez vous retirer et laisser le mouvement parler pour vous. Le mouvement parlait, alors, clouant le bec à vos rivaux sans que vous ayez dit un mot.
— J’aimais ça, admit Galilée. J’aimais beaucoup ça.
— Comme tout le monde. D’ailleurs, on parle encore du mouvement galiléen. Il y a toujours des plans inclinés, en cours de physique.
— Ça aussi, ça me plaît.
— C’était votre plus grande joie.
— Eh bien, peut-être, tempéra Galilée, en pensant à toutes les autres choses qu’il avait aimées.
Il se rendit compte qu’il avait adoré sa vie.
— Non. C’était bel et bien votre plus grande joie, telle que la révèle votre propre esprit. Rappelez-vous que le casque mnémonique est un scanner cérébral qui localise vos souvenirs les plus puissants en identifiant et en stimulant les amas de coordination les plus importants de l’amygdale. Les souvenirs les plus forts font les plus gros grumeaux, et ils sont toujours associés aux émotions les plus fortes, notamment aux plaisirs et aux douleurs les plus intenses. La composante émotionnelle est déterminante pour l’intensité et la permanence de la mémoire. C’est ce qui fait que le soulagement sexuel peut être mémorable ou oubliable, selon qu’il est ou non relié à des sentiments plus complexes. À la joie, par exemple – ce sentiment que vous décrivez comme la vibration d’une cloche. Ou à la souffrance physique, toutes vos nombreuses douleurs, dont la plupart trouvaient leur origine dans la cave empoisonnée qui avait tué vos compagnons de plus faible constitution. La souffrance laisse une marque, surtout au début, quand elle est accompagnée par le désespoir et la peur. Mais la honte est beaucoup plus puissante – c’est peut-être la plus puissante des émotions négatives. Bien que la peur, l’humiliation… Enfin, nous avons une mémoire très émotionnelle. Je me suis contentée d’aller voir vos souvenirs les plus forts, c’est tout ; et c’est ce que nous trouvons parmi les plus agréables de vos souvenirs.
— Pas le télescope ?
— Bien sûr que non ! C’est juste la chose que Ganymède vous a donnée. Et en faisant cela, il a orienté toute votre vie dans une nouvelle direction, jusqu’à ce que la raison de votre martyre, ce pour quoi on se souvient de vous, se transforme en un drame qui a éclipsé votre vraie contribution, à savoir les travaux sur le plan incliné. Vos découvertes télescopiques, n’importe qui aurait pu les faire en regardant dans une lunette. Et vos théories astronomiques étaient généralement fausses.
— Que voulez-vous dire ? demanda Galilée.
— Votre explication des comètes… Votre théorie des marées…
— D’accord, mais ce n’est pas juste, objecta Galilée. La véritable explication des marées est ridicule. Que l’eau de la Terre se déplace parce que l’espace lui-même s’incurve ? C’est impardonnable.
— Mais pourtant vrai.
— Il faudrait peut-être pouvoir oublier plus de choses que ce que l’on a besoin de retenir, soupira-t-il en pensant à ce qu’elle avait dit sur les émotions, sur la honte, et à son Catalogue de Mauvais Regards.
— Il faut se rappeler ce qui peut nous aider, et oublier ce qui nous sera inutile. Et vous, vous n’y êtes pas parvenu. Cela dit, je me suis aperçue que peu de gens y arrivaient.
— J’en déduis que vous avez utilisé cette méthode sur plein de monde.
— C’était mon travail, répondit-elle en secouant la tête d’un air malheureux. C’est ce que je faisais avant que cette affaire, sur Europe, nous entraîne tous dans le maelström.
— Cette créature est donc un vrai problème ?
Elle se rembrunit.
— Le problème, c’est le débat sur ce que nous devons faire. Le problème, c’est nous. Et le problème nous déchire.
— C’est si grave que ça ?
Elle lui lança un de ses regards acérés.
— Vous savez mieux que la plupart d’entre nous à quel point les gens peuvent se battre pour une idée.
— En effet. C’est ce qu’Aurore disait aussi.
— Il n’y a pire bataille que le combat pour les idées. S’il ne s’agissait que de manger, de boire ou de se chercher un abri, nous trouverions une solution. Mais dans le royaume des idées on n’est jamais à l’abri de l’idéalisme. Et le résultat peut être mortel. La guerre de Trente Ans – ce n’est pas comme ça qu’on a appelé la guerre religieuse qui a embrasé l’Europe, à votre époque ?
— Trente ans ? s’exclama Galilée, consterné.