— C’est ce qu’il me semble, de mémoire. Et ici, maintenant, il se pourrait que ça recommence.
Pendant un moment, ils volèrent en silence vers Europe, enfermés tous les deux dans leurs pensées. L’équivalence du changement de vitesse et la sensation physique de poids étaient maintenant fermement établies dans le corps et dans l’esprit de Galilée, de sorte qu’il sortit de sa rêverie en se sentant plaqué sur son fauteuil.
— Vous accélérez ?
— Oui.
Elle avait un air sinistre.
— Apparemment, Ganymède et son groupe sont déjà là. Quatre vaisseaux sont en orbite serrée juste au-dessus de la glace. Il n’y a maintenant plus aucun bon moyen de les arrêter.
Devant eux grossissait la boule blanche d’Europe. Héra marmonna perversement dans une langue qu’il ne connaissait pas, en tapotant fortement sur son panneau de contrôle.
— Allez ! geignit-elle.
Galilée se retint de lui dire : Il faut être patient. Et se borna à demander :
— À votre avis, pourquoi Ganymède veut-il que je brûle sur le bûcher ? Qu’est-ce que ça peut changer ? N’y a-t-il pas tellement de potentialités que le fait qu’elles se produisent ou non, s’annulent les unes les autres ou non, n’a aucune importance ?
Elle le regarda avec cette expression qu’il lui avait déjà vue, et qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. Pitié ? Affection ?
— Tous les isotopes temporels ont des effets en aval. Repensez aux canaux entrelacés d’un fleuve. Imaginez que vous donniez un coup de pied dans la berge d’un fleuve, si fort qu’elle se délite, que le fleuve use la berge jusqu’à ce qu’elle s’ouvre sur un canal voisin, et qu’ils deviennent ensemble si puissants qu’ils découpent une ligne plus droite, entraînant l’eau des autres canaux, en redirigeant encore d’autres… Eh bien, de la même façon, Ganymède pense que vous êtes à un point crucial, une inflexion majeure. Il est depuis longtemps obsédé par l’idée d’infléchir cette courbe. Il n’arrête pas d’y revenir, je crois. Et je me demande s’il ne veut pas que les changements qu’il provoque soient si profonds qu’ils puissent modifier les choses, jusqu’à notre époque. Je n’en serais pas surprise.
— Et en admettant que je sois brûlé sur le bûcher… Qu’est-ce que ça changerait ?
— Peut-être vaudrait-il mieux demander ce que ça changerait si vous ne brûliez pas ?
Elle lui jeta un coup d’œil, le sentit frémir.
— Après vous, un gouffre séparera la science et la religion. Une guerre de deux cultures, deux visions du monde. Après vous avoir fait brûler sur le bûcher pour avoir énoncé un fait physique évident, la religion s’est trouvée discréditée, et même en disgrâce. Les innovateurs intellectuels du monde se sont sécularisés, la science a pris son essor pour dominer la civilisation humaine tandis que la religion passait pour un système de pouvoir archaïque, comme l’astrologie, et était en perte de vitesse.
— Mais ce n’est pas bien. Pourquoi pourrait-on vouloir cela ? Ce n’est pas différent de ces enfoirés de prêtres qui m’attaquent !
Elle l’observa attentivement.
— C’est intéressant de voir encore une fois la structure de sentiment dans laquelle vous avez grandi. Il est absolument évident pour nous que votre religion n’était qu’une sorte d’hallucination collective au service des puissants, une justification de leur hiérarchie.
Galilée secoua la tête.
— Le monde est sacré. C’est Dieu qui l’a fait en entier, en tant qu’expression de jeu mathématique, peut-être, mais quoi qu’il en soit c’est Lui qui l’a fait.
Elle haussa les épaules, et il poursuivit :
— D’ailleurs, qu’est-ce qui vous permet de dire que la domination de la science soit une si bonne chose ? Ne m’avez-vous pas dit que votre histoire a été une succession de cauchemars, que la plupart des civilisations, à la plupart des époques, y compris la vôtre, ont toutes été plus ou moins folles ? Je ne vois pas trop quel immense avantage cela représente…
— La question, c’est de savoir si les alternatives ne sont pas pires.
Une réponse prudente, qui donnait à réfléchir. Ce que fit Galilée.
— Avez-vous un didacticiel pour l’histoire des affaires humaines entre mon époque et la vôtre, comme celui d’Aurore pour les mathématiques ?
— Évidemment, répondit Héra, toujours renfrognée. Il y en a beaucoup. Ils décrivent différentes potentialités, ou tentent de montrer la fonction d’onde. Mais nous n’avons pas le temps, là. Nous approchons d’Europe.
En effet, Europe était droit devant eux, grossissant rapidement, s’épanouissant comme une rose blanche. Sa surface craquelée rappelait la glace du Pô juste avant qu’elle se brise, au printemps. Galilée était frappé par le fait que, durant la majeure partie de leurs vols, leur objectif conservait toujours la même petite taille, avant de grandir de façon incrémentielle puis, enfin, d’atteindre la taille d’un monde entier lors de l’accélération finale.
Héra se remit à jurer.
— Qu’y a-t-il ? demanda Galilée.
— Ils se posent, répondit-elle en tendant le doigt. Juste au-dessus du pôle Nord.
Il était trop désorienté pour savoir où regarder.
— Vous les voyez ?
— Oui. Là, fit-elle en tendant à nouveau le doigt.
Galilée vit un amas de petites étoiles très près de la surface blanche d’Europe, qui descendaient en tournoyant.
— Ils atterrissent, et les Européens essaient de les en empêcher, mais…
— Ils n’ont pas de canons pour leur tirer dessus ?
— Les armes ont été interdites, je vous l’ai dit, mais il y a des choses qui peuvent servir d’armes, évidemment, des systèmes énergétiques, des outils de construction, des générateurs de champ…
Elle regarda son écran en écoutant ses interlocuteurs et secoua la tête.
— J’aimerais qu’ils génèrent au milieu d’eux un petit trou noir qui les aspirerait, les anéantissant à jamais !
Elle poussa une flopée de jurons dans sa langue, qui ne furent pas traduits.
Une traînée de lumière blanche, étincelante, jaillit du quartet de vaisseaux pareils à des lucioles près de la surface d’Europe, interrompant Héra au milieu de sa tirade.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Galilée.
— Je l’ignore. Peut-être qu’un de leurs vaisseaux est entré en collision avec la lune, comme un météorite. Cela dit, je ne vois pas comment cela a pu arriver. Avec les systèmes de pilote automatique, ce n’est pas possible, à moins qu’ils ne l’aient désactivé, ou que…
— Quoi ?
Elle siffla :
— La chose qui vient de s’écraser sur la surface, quelle qu’elle soit, vient d’exploser à nouveau. Peut-être son réacteur. Une pulsation électromagnétique a enregistré la détonation et… ah ! Vous voyez ce point blanc, brillant ?
Elle pianota rapidement, et se remit à jurer.
— Ils sont nombreux à être en difficulté, maintenant, des deux côtés. Cramponnez-vous, ordonna-t-elle. On va descendre en vitesse…
Leur vaisseau bascula vers l’avant et piqua vers la calotte glaciaire fracassée. Quelques secondes seulement avant l’impact, tel un météore, le vaisseau invisible se redressa, frémit et rugit, projetant Galilée contre les sangles qui le maintenaient sur son siège.
Et puis ils heurtèrent lourdement la glace rousse. Héra débita une longue série d’instructions au vaisseau et aux diverses intelligences artificielles de son équipage.
— Vous ne devriez pas impliquer le reste de votre Grand Conseil là-dedans ? demanda Galilée.
— Si. Mais nous allons d’abord rencontrer le Conseil d’Europe, dit-elle en le regardant.