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— Il articule mal, les signaux sont incohérents, murmura-t-elle. Les équations sont fausses. C’est comme s’il avait été drogué, ou…

— Ou blessé, dit Galilée. Endommagé.

— Oui. Cela doit être ça. L’explosion comprenait une énorme pulsation électromagnétique, très puissante, surtout dans la zone juste au-dessus de la secousse. Qu’ont-ils fait ? Et pourquoi ?

Galilée se détourna. Il avait rencontré, une fois, un homme qui avait reçu sur le côté gauche de la tête une poutre qui était tombée dans l’Arsenal de Venise. La poutre s’était brisée, c’était l’un des incidents qui l’avaient amené à s’intéresser à la résistance des matériaux. L’homme s’en était remis, avait retrouvé l’usage de presque tous ses sens, avait réussi à reparler, mais son langage était brouillé, et il bégayait, il s’oubliait, se répétait ;et tout ça avec un gigantesque sourire, rendu horrible par son babillage.

Derrière eux, la réunion des Européens se poursuivait, et la discussion était devenue violente ; plusieurs personnes criaient en même temps. Galilée constata une nouvelle fois que les siècles avaient beau succéder aux siècles, les gens étaient toujours aussi à vif. Héra était de ceux qui criaient.

— Je vais les tuer, insistait-elle rageusement. Le premier esprit que nous ayons jamais rencontré, et ils l’ont attaqué !

Des gémissements oscillants et des pépiements émanaient maintenant du globe. Les visages des membres du Conseil européen blanchissaient ou rougissaient, reflétant leurs humeurs. Trop de gens se criaient dessus. Dans la cacophonie, il était impossible de distinguer quoi que ce fût.

Et puis la galerie s’empourpra. Les tons d’aigue-marine transparents passèrent du bleu-vert à un pourpre crépusculaire.

Tous cessèrent de parler et regardèrent autour d’eux. Les yeux d’Héra se fixèrent sur Galilée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.

Quelque chose en lui se réchauffa : parmi tous ceux qui se trouvaient là, c’était à lui qu’elle avait posé la question ; mais la froide menace qui pesait sur son cœur n’en fut pas affectée.

— Allons voir dehors, suggéra-t-il avec un geste vers le plafond.

Celui-ci palpitait, passait par toutes les teintes du raisin. Héra prit Galilée par la main et l’entraîna vers la large ouverture qui remontait vers la surface.

Dans la faible gravité d’Europe, elle se déplaça bientôt si vite qu’il ne pouvait la suivre. Au bout d’un moment, ils coururent côte à côte. Et puis elle lui prit à nouveau la main et il dut se concentrer sur les endroits où il mettait les pieds. Elle l’entraîna comme sa mère l’avait jadis entraîné hors de l’église, lorsqu’il s’était mis à rire en voyant une lampe qui se balançait. Ils jaillirent à travers la barrière d’air diaphane et gravirent en courant la large rampe, quittant l’abri pour sortir dans la nuit noire du monde. Au-dessus de leurs têtes était suspendue l’énorme Jupiter gibbeuse…

Mais ce n’était pas la Jupiter à laquelle il s’était habitué au cours de leurs vols parmi les Galiléennes. La Grande Tache Rouge avait été rejointe par des dizaines d’autres taches rouges qui tournoyaient dans toutes les bandes, d’un pôle à l’autre. La plupart étaient reliées horizontalement, comme les hématites d’un collier. On aurait dit que la planète avait attrapé la variole. Chacune des nouvelles taches était un ovale rouge brique, vivace, qui tournait lentement mais distinctement, en giclant comme de la peinture humide. Certaines taches chevauchaient les bandes et métamorphosaient leurs frontières contournées en geysers sauvages, en éclaboussures couleur de rouille. La couleur dominante de la planète était passée du jaune à une peste de divers rouges, du rouge brique au rouge sang. Si bien que la lumière qui baignait la ville, en dessous, avait viré du vert à des tons violacés.

À cette vue, Héra, la tête renversée en arrière, tituba et poussa les hauts cris. Elle l’attrapa par l’épaule pour ne pas tomber.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle.

— C’est Jupiter, répondit stupidement Galilée, avant d’expliciter sa pensée : C’est Jupiter en personne, en train de réfléchir. Comme la chose qui se trouve sous nos pieds, vous voyez ? Les bandes et les tourbillons ont toujours été ses pensées. Et maintenant Jupiter est en colère. Ou en proie à un profond chagrin.

— Mais pourquoi ?

— Comment, pourquoi ?! fit Galilée en lui jetant un coup d’œil surpris.

Elle le regardait, les yeux hagards.

— Parce que nous avons tué sa fille, peut-être.

15

Les deux mondes

Les dés sont jetés, et j’écris un livre qui sera lu par mes contemporains ou par la postérité, peu importe.

Il peut bien attendre son lecteur cent ans, puisque Dieu lui-même a attendu six mille ans son contemplateur.

Johannes Kepler, L’Harmonie du monde

15.1

Il se réveilla si raide qu’il n’arrivait pas à bouger, avec la sensation d’avoir les boyaux et la vessie sur le point d’éclater, comme s’ils se bagarraient pour se frayer un chemin par son deuxième anus. Il était au lit. Cartaphilus avait les yeux fixés sur lui, avec cette expression particulière – un air entendu, ou d’intense curiosité, Galilée n’aurait su le dire.

— Quoi ? coassa Galilée.

— Vous avez été intriqué, maestro.

— Oui.

Il réfléchit à cela tout en faisant l’effort de rouler sur le côté pour se redresser en position assise.

— Tu sais ce qui m’arrive quand je suis parti, pas vrai, Cartaphilus ?

— Oui. Je le vois là-dedans, fit-il en désignant son instrument.

— Alors tu as vu ?

Cartaphilus hocha la tête d’un air malheureux.

— C’est de pire en pire. Ça a dû faire un sacré chambard. À la fin, tout le monde était en larmes et geignait. Ça allait si mal que j’ai décidé de vous ramener. J’espère que j’ai bien fait.

— Je ne sais pas.

Galilée essaya de se concentrer sur ce qui s’était passé. L’existence vue à travers une succession d’éclairs.

— Il faut que j’y retourne, je crois.

Et puis la Piera arriva avec un panier de pain et de cédrats, Giuseppe et Salvadore sur les talons. Les deux garçons transportaient un chaudron de vin chaud, épicé, parfumé à la grenadine. Ils étaient eux-mêmes suivis par des filles de cuisine chargées de bols, de tasses, d’assiettes, de couverts et de vases de fleurs. Au terme d’une succession de mouvements lents et décomposés, qui suscitèrent tous force gémissements, Galilée se leva. Il regarda les visages qui l’entouraient comme s’il ne les avait jamais vus. Cette fois, lui dit la Piera, la syncope avait duré deux jours. Il devait mourir de faim.

— Mais avant, aidez-moi à aller aux latrines, ordonna-t-il aux garçons. Si je veux remanger, je dois d’abord faire de la place. Dieu m’aide à ne pas chier mes boyaux.

Les jours suivants, il fut très en retrait.

— Les choses ne sont pas claires, se lamenta-t-il auprès de Cartaphilus. Je ne me rappelle que des bribes éparses. Héra a dû faire quelque chose à mon esprit. Je n’arrive pas à voir l’image d’ensemble.

Il écrivit pourtant un dernier passage à ajouter à Il Saggiatore avant de l’envoyer à Rome pour publication. Le texte en question était une chose curieuse, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait écrit jusque-là :

Il était une fois, en un lieu très solitaire, un homme que la nature avait doté d’un esprit très perspicace et d’une curiosité extraordinaire. Pour se distraire, il élevait divers oiseaux. Il appréciait énormément leurs chants et observait avec émerveillement l’art admirable qui leur permettait de transformer à volonté l’air même qu’ils respiraient en une variété de chants mélodieux.