Dès la première seconde de l’audience, Galilée vit que Maffeo Barberini n’était plus le même homme. Ce n’était pas seulement la robe blanche, le surplis, le vêtement rouge sur les épaules encadrant son élégante tête ornée d’un bouc, le chapeau rouge bordé d’hermine, ni les serviteurs respectueux de tous les côtés, et le Vatican proprement dit, même si toutes ces choses étaient évidemment nouvelles. C’était l’expression de son regard. La lueur de malice dont Galilée se souvenait si bien avait disparu en même temps que l’air d’admiration ouverte pour les réussites de Galilée. Urbain VIII n’était plus présent de la même façon. Il avait la peau lisse et rose, le front bombé et un long nez brillant. Ses yeux, ronds plus qu’ovales, étaient maintenant pareils à des petites pierres noires, attentives, vivantes, et pourtant ils évitaient le regard de Galilée comme s’ils contemplaient autre chose. Le nouveau pape s’attendait à de l’obéissance, voire à de l’obédience, et s’était déjà habitué à les recevoir. Il n’imaginait même pas ne point les recevoir.
Et bien sûr Galilée lui sortit le grand jeu, s’agenouillant, s’inclinant pour embrasser les pieds chaussés de sandales, parfaitement blancs et propres.
— Levez-vous, mon Galilée. Parlez-nous debout.
Tout en faisant cela, Galilée se mordait la langue, passant en revue les félicitations qu’il avait préparées. Il n’était plus question, maintenant, de suggérer que quoi que ce fût avait été gagné, ou que l’affaire aurait pu tourner d’une autre façon ; il fallait agir comme si les choses avaient toujours été telles qu’elles étaient. Faire allusion au passé aurait été un faux pas, sinon une impertinence. En silence, Galilée baisa le gros anneau sur la main tendue du pontife. Urbain hocha froidement la tête. Il laissa Ciampoli parler pour lui, se contentant d’opiner du chef pour marquer son approbation, murmurant occasionnellement des choses que Galilée pouvait à peine entendre. Il lui lança un regard curieux, acéré, puis retourna à la contemplation de quelque paysage intérieur. Même pour Galilée, son savant préféré, il n’allait pas se donner la peine d’être totalement présent. C’était comme si la carapace de pouvoir qu’il portait maintenant était si lourde qu’il avait besoin de s’en occuper continuellement, et si épaisse qu’il la croyait impénétrable par quiconque. Désormais, il vivait seul, en tout temps et en tous lieux. Même son frère Antonio le regardait comme s’il observait une nouvelle connaissance.
Ciampoli – qui avait toujours été l’un des avocats les plus singuliers de Galilée, l’un de ceux qui l’avaient aidé le moins efficacement, un homme d’un enthousiasme illimité mais chancelant dans tous les autres domaines – parlait maintenant avidement des réussites de Galilée, sur un ton qui les plaçait sur un piédestal trop élevé, et qui amena le regard qu’Urbain portait sur les fleurs à retrouver son acuité pendant une seconde tandis qu’il inclinait la tête pour écouter. Barberini connaissait déjà l’histoire de Galilée, et il était clair que ce n’était pas le moment de la lui répéter. Pour quelles raisons Ciampoli avait-il été nommé secrétaire d’Urbain ? Galilée eût été bien incapable de le dire.
Puis Urbain leva la main et Ciampoli vit, bien après Galilée, que l’entretien était terminé. Nerveusement, Ciampoli remercia Galilée d’être venu, parlant pour Urbain exactement comme il avait, un moment plus tôt, parlé pour Galilée. Il avait à lui seul fourni toutes les répliques ! Ensuite, il raccompagna Galilée jusqu’à la sortie. Il ne s’était pas écoulé plus de cinq minutes.
Dehors, dans la vaste antichambre, Ciampoli répéta ce qu’il avait déjà écrit dans ses lettres, qu’il avait lu Il Saggiatore à haute voix au pape pendant ses repas, et qu’Urbain avait ri.
— Je suis sûr que vous êtes maintenant libre d’écrire tout ce que vous voulez, sur l’astronomie ou n’importe quel sujet.
Ciampoli était un imbécile. Il avait raconté à haute voix qu’il était la réincarnation de Virgile, voire d’Ovide. Il écrivait dans le dos d’Urbain des vers dans lesquels il se moquait de lui, puis les distribuait à des amis tels que Cesi, Galilée et d’autres, comme si les poèmes ne finiraient pas par circuler et atterrir dans les mains de ses ennemis – et, plus important, entre les mains des ennemis de Galilée.
C’est pourquoi Galilée lui adressait présentement à peine quelques hochements de tête en murmurant des sons approbateurs, profondément irrité et mal à l’aise. Penser que son audience avec Urbain s’était plus mal passée que celles qu’il avait eues avec Paul ! C’était stupéfiant, dérangeant – difficile à croire.
En réfléchissant intensément à tout cela, lors des jours suivants, il finit par se dire que les vieux amis et les favoris étaient précisément ceux qu’un nouveau pape devait remettre à leur place, qui était à la même distance que tous les autres : en bas. Très loin en bas.
Il était clair qu’il aurait besoin de rencontrer à nouveau Urbain, sans Ciampoli pour se mettre dans leurs pattes. Mais y parvenir n’était pas évident. Peut-être que personne ne voyait jamais ce pape en privé.
Le lendemain matin, il rendit visite au cardinal Francesco Barberini. Ils se rencontrèrent dans la petite cour qui se trouvait entre les murs de la Villa Barberini, surplombant le Tibre brun.
On pourrait dire, honnêtement, qu’à ce stade Galilée avait davantage aidé Francesco que Francesco ne l’avait aidé. Celui-ci paraissait tout disposé à en convenir ; il était affable, il était reconnaissant, il n’éprouvait pas le moindre soupçon de ce ressentiment que la gratitude recèle si souvent. C’étaient des retrouvailles vraiment agréables, pleines de rire et de souvenirs communs, et pas un faux-semblant. Francesco était plus grand qu’Urbain, et plus séduisant, sanguin, amène, avec une grosse tête, comme une statue romaine. Sa robe de cardinal et ses atours venaient de Paris, où il avait vécu plusieurs années. Le fait qu’il ait été l’un des diplomates les moins efficaces de l’histoire du Vatican n’était pas très connu.
Il parut encourageant quand Galilée aborda avec circonspection le sujet de la théorie copernicienne :
— Mon oncle m’a dit une fois que si cela n’avait tenu qu’à lui, en 1616, on ne vous aurait pas interdit d’écrire sur le sujet. Tout ça, c’était à cause de Paul, ou de Bellarmino.
Galilée hocha pensivement la tête.
— Probablement, dit-il en déballant un microscope qu’il avait apporté pour le lui montrer – une espèce de télescope à l’envers, qui procurait aux observateurs des visions nouvelles et stupéfiantes des détails et des articulations des plus petites choses que personne ne soupçonnait, notamment les mouches et les papillons, ainsi que, désormais, les abeilles, parce que l’emblème de la famille Barberini était constitué d’un trio d’abeilles.
Francesco regarda dans l’oculaire et eut un grand sourire.
— L’aiguillon ressemble à une petite épée ! Et ces yeux !
Il prit Galilée par l’épaule.
— Vous avez toujours quelque chose de nouveau. Sa Sainteté mon oncle apprécie cela. Vous devriez le lui montrer.
— Je le ferai si je peux. Vous pourriez peut-être m’y aider ?
Mais, avant de rencontrer à nouveau le pape, Galilée donna l’instrument au cardinal Frederick Eutel von Zollem, dans l’espoir d’obtenir un plus grand soutien des catholiques du nord des Alpes. La première rencontre avec Urbain l’avait désarçonné. Il se plaignit de l’interminable procession de rencontres et de banquets, et écrivit à Florence qu’être un courtisan devrait être une activité réservée aux jeunes hommes.