En réalité, dans sa concentration monomaniaque sur sa situation personnelle, il ne semblait même pas remarquer l’affaire qui embrasait Rome à l’époque, à savoir la guerre qui opposait la France catholique à l’Espagne catholique. Ce conflit menaçait de se propager à toute l’Europe, sans issue en vue. Les Barberini étaient étroitement associés à la cour de France, l’histoire de Francesco le disait clairement ; mais la France avait récemment renforcé ses alliances avec les protestants. Leurs ennemis, les Habsbourg d’Espagne, contrôlaient encore à la fois Naples et plusieurs duchés du nord de l’Italie, prenant Rome en tenaille. Ils avaient également un lien direct avec le pouvoir à Rome, étant le principal soutien financier de l’Église. Ainsi, malgré ses sympathies françaises, Urbain ne pouvait s’opposer ouvertement aux Espagnols. En théorie, en tant que pape, il pouvait dicter leur comportement à toutes les couronnes catholiques, mais en pratique il y avait plusieurs siècles que cela n’était pas arrivé, si cela avait jamais été le cas. Maintenant, les deux pays catholiques se battaient sans se soucier du pape – ou pire, en le menaçant parce qu’il n’avait pas pris leur parti. Malgré sa fortune et l’autorité de saint Pierre, Urbain s’apercevait qu’il devait en matière de relations étrangères marcher sur une corde encore plus fine que celle sur laquelle Paul était resté en équilibre : une espèce de fil tendu sur l’abîme, et s’il tombait, c’était la guerre qui l’attendait.
Cela faisait environ un mois que Galilée se trouvait à Rome quand le père Riccardi, que Philippe III d’Espagne avait depuis longtemps surnommé le Père Monstre, accepta de le rencontrer pour discuter de la censure du Saint-Office et de l’interdiction de 1616. Cette rencontre était cruciale pour Galilée. Aussi se réjouit-il. Tous les espoirs étaient permis.
Mais, au cours de la réunion proprement dite, Riccardi se montra on ne peut plus clair et précis. Son point de vue n’était jamais que celui d’Urbain, dit-il, et le pape voulait que les idées coperniciennes demeurent à l’état de théorie, sans qu’il fût jamais suggéré qu’elles puissent avoir le moindre rapport avec la réalité.
— En ce qui me concerne, je suis sûr que ce sont les anges qui font se mouvoir les corps célestes, ajouta Riccardi à la fin de son avertissement. Qui d’autre pourrait provoquer cela, compte tenu du fait que ces choses sont aux cieux ?
Galilée hocha la tête, malheureux.
— Ne vous mettez pas martel en tête, lui conseilla Riccardi. Nous tenons seulement la théorie copernicienne pour une ânerie, et non pour une hérésie ou quelque chose de pervers. Mais le fond des choses, c’est que ce n’est pas le moment de faire des âneries.
— Croyez-vous possible que le pape autorise qu’on discute de cette théorie comme d’une simple construction mathématique hypothétique, ex suppositione ?
— Peut-être. Je vais le lui demander.
Galilée s’installa chez Guiducci, à Rome. Il avait commencé à comprendre que sa visite devait être une campagne. Les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Urbain accepta de le voir plusieurs fois, mais ce furent le plus souvent des entrevues très formelles et très brèves, et ils n’étaient jamais seuls. À aucun moment Urbain ne croisa son regard.
C’est seulement lors de la dernière audience qui devait lui être accordée au cours de son séjour que la question de Copernic fut abordée ; et même alors, ce ne fut que fortuitement. Ciampoli avait mis la question sur le tapis, profitant d’un moment de silence dans leur conversation pour faire remarquer :
— La fable du signor Galilée sur la cigale et les diverses origines de la musique était à la fois spirituelle et profonde, ne trouvez-vous pas ? Je me rappelle vous avoir entendu dire que c’était votre passage préféré quand je vous l’ai lu…
Le rouge aux joues, Galilée regarda attentivement le pape. Urbain continuait à contempler un parterre de fleurs, apparemment absorbé. Durant les quelques mois du séjour de Galilée, la carapace de pouvoir papal s’était encore durcie sur lui. Il avait les yeux vitreux ; il regardait parfois Galilée comme s’il essayait de se rappeler qui il était.
Et puis il dit sur un ton ferme, comme s’il se réveillait :
— Oui.
Il porta son regard absent sur Galilée, établit, l’espace d’une seconde, le contact visuel avec lui et ramena ses yeux sur les fleurs.
— Oui, cela paraît faire référence à ce dont nous avons parlé précédemment. Une parabole sur l’omnipotence de Dieu, qui est parfois passée sous silence lors des discussions philosophiques, nous semble-t-il, bien que nous en voyions la puissance partout. Comme vous en conviendrez, nous en sommes sûr.
— Évidemment, Très Sainte Sainteté, fit Galilée avec un geste impuissant englobant le jardin. Tout l’illustre.
— Oui. Et parce que Dieu est omniprésent, l’humanité n’a aucun moyen d’être certaine de la cause physique de quoi que ce soit. N’est-ce pas ?
— Oui.
Mais Galilée avait penché la tête sur le côté, malgré ses efforts pour rester immobile et déférent.
— Bien qu’il faille se rappeler que Dieu a créé la logique, aussi, ajouta-t-il. Et il est clair qu’il est logique.
— Mais Il n’est pas restreint par la logique, parce qu’il est omnipotent. Alors, qu’une explication physique soit logique ou non, qu’elle en conserve les apparences de près ou de loin, ou même absolument, tout cela ne fait aucune différence quand il s’agit de déterminer la portée réelle de cette explication dans le monde physique. Parce que si Dieu voulait qu’il en soit autrement, Il le ferait. S’il voulait le faire d’une certaine façon tout en le faisant paraître d’une autre façon, Il pourrait le faire aussi.
— Je ne peux imaginer que Dieu veuille tromper son…
— Pas tromper ! Dieu ne trompe pas. Cela reviendrait à dire que Dieu ment. Ce sont les hommes qui s’abusent eux-mêmes, en pensant qu’ils peuvent comprendre le travail de Dieu par leur propre raisonnement.
Un autre regard, pénétrant et dangereux.
— Si Dieu avait voulu construire un monde qui donnait l’impression de courir dans une direction alors qu’en fait il courait dans une autre direction, même si c’était une direction impossible, alors ce serait parfaitement dans Ses moyens. Et nous n’avons pas la capacité de juger de Ses intentions ou de Ses désirs. Le fait qu’un mortel prétende autre chose serait une tentative de restriction de l’omnipotence de Dieu. C’est pourquoi, chaque fois que nous affirmons qu’un phénomène n’a qu’une seule cause, nous L’offensons. Comme votre belle et curieuse fable le dit si clairement, de façon si éloquente.
— Oui, dit Galilée en réfléchissant intensément.
Il pensa à nouveau, tout en se gardant bien de le dire : Mais pourquoi Dieu nous mentirait-Il ?
Il devait trouver autre chose.
— Nous voyons au travers d’un miroir, obscurément, admit-il.
— En effet.
— Cette ligne d’argumentation suggère donc que l’on peut tout supposer ? risqua Galilée. Les théories, ou simplement les schémas entrevus, et seulement exprimés ex suppositione ?
— Je suis sûr que vous continuerez toujours, dans vos études et vos écrits, à aller dans le sens de ce que nous affirmons quant à l’omnipotence. C’est la tâche que Dieu vous a assignée. Quand vous aurez clairement exprimé ce dernier point, alors toute votre philosophie sera bénie. Il n’y a pas de contradiction dans notre enseignement.