— Oui.
Elle lui tendit son célatone.
— Ce sera rapide. Un condensé d’histoires qui vous montrera de nombreuses potentialités à la fois, dans le format du delta fluvial entrelacé. Tout cela vous parviendra sous la forme d’une efflorescence synaptique. Ça peut être troublant, et vous donner mal à la tête.
Galilée mit le lourd casque sur son crâne. Le visage de Marina – le vieux dragon –, une balle tombant dans l’espace selon une courbe preste…
Et puis cela commença. Des voix parlant en latin se superposaient dans sa tête, comme si plusieurs Plutarques avaient parlé en même temps. Mais il s’agissait pour l’essentiel d’un déluge d’images. Galilée était sur la Terre – et même dedans. Il était partout. Il regardait, il écoutait, mais surtout il ressentait les féroces tempêtes qui s’étaient abattues sur l’Europe d’après son époque ; il comprenait combien les progrès en mathématiques et en physique qu’Aurore lui avait enseignés, si magnifiques et stimulants, étaient d’une certaine façon entrelacés et complices d’une histoire continue de guerre et de destruction. Il aurait pu en être autrement, et l’on trouvait quelques fils fragiles au sein desquels il semblait que ce ne fut pas arrivé. Mais le principal canal de l’Histoire, le plus large, était un fleuve de sang. Le pouvoir sans cesse croissant de l’homme sur la nature allait de pair avec des armes plus destructrices, évidemment, et des remèdes plus puissants. Les populations s’épanouissaient, le monde entier était exploré et colonisé, les peuples primitifs étaient massacrés, les moins primitifs réduits en esclavage ou conquis, et changés en États clients des puissances européennes. Même l’Italie s’agglomérait en un État unique, comme l’avait si ardemment désiré Machiavel, mais cela se produisait tardivement, à l’époque impériale et à un stade où leur seule colonie était la pauvre Abyssinie. Mais rien de tout cela n’avait d’importance. Dans le monde entier, les populations, dont le nombre s’était mis à augmenter, se jetaient à la gorge les unes des autres – se battaient, se tuaient, mouraient. Aux dix-neuvième et vingtième siècles, le monde se métamorphosait totalement en empires industriels ; les gens étaient réduits en esclavage dans les usines et les villes. Galilée sentait leurs vies : il n’y en avait pas un sur dix qui s’était jamais occupé d’un jardin.
— Ils vivent comme des fourmis, gémit-il.
Au cours de la période suivante, les guerres entre les empires prirent des proportions gigantesques – les sociétés étaient devenues tellement mécanisées, cruelles et puissantes, qu’à un moment donné des nations entières furent regroupées, jetées dans des fournaises rugissantes et anéanties. Des milliards d’êtres devaient mourir ainsi. Écœuré, consterné, Galilée regarda, le cœur serré, comment la nature, la nature tout entière, était bazardée dans des brasiers pour nourrir une humanité rapace qui se remettait rapidement de toutes ces morts et recommençait à pulluler, comme une prolifération d’asticots, un magma de bêtes souffrantes qui crachait ses spores. Dans de telles conditions, la guerre et la pestilence perduraient, immuables, quels que fussent les progrès des mathématiques et de la technologie. La guerre totale était plutôt la règle que l’exception ; les conflits armée contre armée étaient rares. Marquant toutes les potentialités et se gaussant de tous leurs potentiels, les catastrophes naturelles et humaines se succédaient, innombrables, sur tous les courants temporels, jusqu’à ce que, dans l’esprit de Galilée, la Terre ne se différencie guère de la face ravagée par les maelströms de Jupiter, une planète rouge de sang. Au point que la survie de l’humanité se trouva mise en question – et tout cela dans un monde prétendument scientifique, dont les technologies et les capacités à contrôler la nature ne cessaient de progresser. C’était horrible à observer, comme si une course entre la création et la destruction voyait ses deux compétiteurs l’emporter en même temps tout en accélérant constamment, créant dans leur conjonction une monstruosité rigoureusement imprévisible.
Galilée ne pouvait se retenir de gémir en ressentant tout cela, toutes ces expériences qui s’épanouissaient en lui, occupant sa mémoire comme s’il l’avait toujours su. La colère inhérente, la profondeur de la haine, la capacité à faire le mal ; il les avait toujours observées, toujours constatées. Les monstres pouvaient se déchaîner à tout moment. Encore une fois, il vit qu’on ne lui montrait pas seulement une unique histoire mais une superposition d’histoires, très nombreuses, qui suivaient le même métaschéma et sombraient toutes dans le chaos à un degré ou à un autre, si bien qu’il était submergé par une accumulation de potentialités négatives simultanées. Il y en avait de mauvaises, d’horrifiques, mais certaines étaient purement et simplement apocalyptiques.
Il vit que les siècles suivants étaient toujours un combat misérable, désespéré, dans lequel une humanité fortement réduite et démoralisée essayait de s’en sortir au milieu des ruines du monde. Après avoir tellement détruit, et se retrouvant si peu nombreux, les gens avaient tout de même gagné en puissance, en humilité et en réalisme. Et ils avaient commencé à arranger les choses. Certaines réparations s’étaient passées mieux que d’autres. La nature était robuste, et ce qui en restait proliférait déjà, comme toujours. Pour l’humanité, ç’avait été plus lent et moins affirmé. Tant de choses avaient été perdues ; Galilée sentait dans son estomac la boule de fer du désespoir qui avait entraîné vers le bas tous les efforts de ces générations. Brisées, traumatisées, effrayées, elles faisaient ce qu’elles pouvaient. La science quant à elle se révélait aussi robuste que n’importe quelle entité survivante, aussi coriace qu’une liane de la jungle se frayant un chemin sous les tropiques. Un nouveau paradigme, né de l’épuisement autant que de l’espoir, leur fit entreprendre urgemment un ensemble de restaurations de paysage. Des siècles et des siècles racontaient une histoire d’efforts obstinés, héroïques, visant à rebâtir un échafaudage minimal pour l’avenir. Tout était fait pour l’avenir. Une civilisation humaine désormais bien consciente des dangers que l’extinction de n’importe quelle espèce faisait peser sur toutes les autres s’efforçait de restaurer la faune et la flore naturelles de la Terre, ainsi que la chimie sous-jacente des océans et de l’air, si terriblement empoisonnés. Dans ce domaine, ils furent aidés par la fécondité de la vie, sa résilience ; la science fut enfin entièrement appliquée au problème de la restitution, et mise au premier plan des actions de l’humanité. Il semblait bien, maintenant, qu’un puissant courant coulant dans ces canaux entrelacés se dirigeait vers quelque chose de sain. Dans ces mondes, une partie de l’énorme ménagerie des espèces éteintes fut retrouvée, reconstituée ou recréée par génie génétique à partir des graines et des germes subsistants.
Ensuite, Galilée vit la lente restauration de la Terre, et même parfois le retour des êtres humains dans l’espace. Ils y étaient brièvement allés avant cela, au milieu des guerres, quand cela ne voulait pas dire grand-chose, voire rien du tout. Maintenant, leur exploration du système solaire était une floraison de nouveaux départs. Toutes sortes de groupes entreprenaient de repartir de zéro, sur Mars, dans les astéroïdes, autour de Jupiter, de Saturne et de Mercure. C’était leur Accelerando, qui jaillissait à partir de la Terre comme explosent les graines de balsamine – des gens et des potentialités en pleine expansion partout, selon des courbes qui évoquaient la spirale de Fibonacci. À ce moment-là, toutes les histoires se ressemblaient plus ou moins. Les petites lunes étaient changées en petits mondes, et les grandes planètes en de nouvelles Terres paysagées. Alors que le pouvoir de l’humanité grandissait, on s’aventurait dans de nouvelles dimensions, seulement en partie comprises, qui conduisaient au contrôle de sources d’énergie absolument nouvelles. Les deux géantes gazeuses les plus éloignées étaient détruites pour alimenter en énergie des avancées dans les variétés entremêlées, y compris la technologie qui permettait l’introjection analeptique, l’échange de conscience et des moyens de remonter effectivement dans le temps. Il semblait à Galilée que l’idée d’essayer de changer une partie du passé de l’humanité était née du traumatisme provoqué par le cauchemar qu’elle avait précédemment déchaîné sur elle-même et sur le monde. Elle espérait une réparation. Si on pouvait changer le passé, il était possible d’éviter à l’humanité une quantité de souffrance et d’extinction incommensurable, au-delà de toute expression, et de lui épargner le cataclysme de ce qu’elle avait jadis été. Ce ne serait donc pas seulement une réparation mais une rédemption. Mais même cela était très discutable.