Ils se dirigèrent vers l’une des plus vastes des innombrables taches rouges. L’originale, apparemment. De là où ils étaient à présent, la texture de la Grande Tache Rouge était beaucoup plus réticulée. Il apparut que ce n’était pas une surface plane mais un immense et large dôme qui montait de la surface de la planète, marqué par des turbulences de plus en plus fines. De plus petits tourbillons continuaient d’apparaître à l’extérieur de la Grande Tache, certains tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, comme elle, et montant comme des tornades, d’autres tournant dans le sens contraire, et formant des dépressions pareilles à des maelströms. Tous ces phénomènes faisaient à Galilée l’impression d’être des variations sur des formes on ne peut plus élémentaires. C’étaient des cercles tournoyant violemment, jusqu’à ce que sous l’impact des irrégularités, et des uns contre les autres, ils prennent une forme d’ellipse, éjectant des jets colorés sur les bords. Ils s’éloignaient selon des trajectoires paraboliques, ralentis par la résistance des nuages gazeux couleur d’ambre et de soufre, puis ils partaient en spirale dans des cercles rouges qu’ils venaient de former. Le tournoiement caractéristique se répétait sur toutes les échelles visibles.
Héra était absorbée dans une conversation avec Aurore. Galilée se leva, s’approcha de Ganymède et le regarda à travers son casque. Ganymède le reconnut et parut surpris par sa présence.
— Vous n’avez pas compris pourquoi les choses étaient allées de travers, lui dit Galilée. La science avait besoin de plus de religion, pas de moins. Et la religion avait besoin de davantage de science. Elles avaient besoin de s’unir. La science est une forme de dévotion, une sorte d’adoration. Vous avez commis une erreur fondamentale, à la fois dans mon temps et dans le vôtre.
Ganymède essaya de secouer la tête dans son casque immobile, s’écrasant d’abord une joue puis l’autre sur ses parois. Galilée vit que son nez en lame de couteau penchait légèrement vers la gauche.
— Nous avons tous un rôle à jouer, dit Ganymède, sa voix rauque, pareille à un hautbois, sortant du côté de son casque. Il faut que vous compreniez ça. Vous pensez en savoir assez pour me juger, mais ce n’est pas le cas. Si vous saviez ! Je sais que vous avez écouté Héra, que vous avez adopté son point de vue. Mais son point de vue est aussi étriqué que le vôtre. Comprenez-moi : je viens d’un temps futur, aussi éloigné du sien que le sien l’est du vôtre. J’ai vu ce qui arrivera si nous ne jouons pas notre rôle. Je voudrais pouvoir vous montrer l’avenir qui nous attend si nous interagissons avec la géante gazeuse et ses enfants. Nous allons à l’extinction. Je l’ai vu. Je viens de la fin des temps. Nous savons comment éviter cela. Je fais ce qu’il faut. Et vous devez faire de même.
Il avait les yeux exorbités, comme s’ils étaient la seule partie de son visage capable de bouger librement. C’étaient des petits mondes jumeaux en propre, dont l’intensité n’était comparable à rien d’autre. Il poursuivit :
— L’intrication non localisée de la pluralité est totale, tout fait partie de tout le reste. Tout est encore en train d’arriver, tout ne cesse de devenir. Chaque action historique significative provoque l’effondrement d’une vague de potentialités et modifie le vecteur temporel. Si vous jouez votre rôle, celui du premier scientifique martyrisé par la religion, l’élan vers des avenirs plus scientifiques est profond. Peu importe ce qui arrive après, le pire est évité. Nous arrivons au moment que vous expérimentez à présent dans votre prolepse – problématique, oui, mais en voie d’amélioration après des années difficiles, elles-mêmes moins pénibles que dans les autres courants de potentialités. Et quand vous vous retrouvez ici, à cette époque, comme je l’ai fait, nous échappons aux pires conséquences de la rencontre avec l’esprit étranger.
Aurore et Héra s’approchèrent et l’écoutèrent également. Il dit à Aurore :
— Vous lui avez montré ce qui arrive dans l’intervalle entre son époque et la vôtre ? Ou il n’a eu droit qu’aux mathématiques ?
— C’était un didacticiel de mathématiques, répondit sèchement Aurore.
Derrière sa visière, Ganymède suait à grosses gouttes. Il la foudroya du regard.
— Pourquoi ne pas lui donner le contexte historique ? Quelle importance vos mathématiques peuvent-elles avoir sans cela ?
— Les mathématiques étaient ce que l’humanité avait réussi à accomplir, malgré les désastres, répondit Aurore. Bien sûr que c’est important. C’était la seule réussite réelle.
— Il faut qu’il sache quel a été le prix à payer.
— Il le sait, répondit Héra. Il eu droit à un survol juste avant que vous nous rejoigniez.
Le regard rivé sur Galilée, Ganymède lui demanda :
— Vous savez ?
— Oui, confirma Galilée. J’ai vu. C’était une longue descente, une récupération désespérée. Bref, pour l’essentiel, un cauchemar.
— Oui, exactement ! Mais regardez : si vous ne jouez pas votre rôle et si vous ne devenez pas le savant martyrisé pour avoir dit la vérité, alors les religions persisteront dans leurs insanités primitives, et les guerres se poursuivront pendant plusieurs siècles supplémentaires. Plusieurs siècles ! Ce que vous avez vu, c’étaient les mauvaises potentialités, les pires. La prolifération des exterminations et des contre-exterminations, et leur expansion jusqu’à ce que des milliards et des milliards de gens meurent. Voilà ce que c’est. Le cours du fleuve s’infléchit à votre niveau. Les conditions initiales, précises, de la naissance de la science sont simplement trop importantes pour l’histoire humaine. Elles sont cruciales. Un point de départ mène à des combats et à l’harmonie, l’autre à la catastrophe. Alors, par rapport à ça, que sont quelques minutes passées sur un bûcher ? Vous ne resterez conscient qu’une minute ou deux ! En réalité, nous pourrions venir vous voir juste avant et vous donner un anesthésiant. Vous pourriez le vivre comme de l’extérieur. Et par ces quelques moments fournir à la science une base morale élevée pour les temps à venir…
— Je ne vois pas pourquoi, protesta Galilée. Que cette mort puisse être bonne pour l’humanité… Cela n’a pas de sens. C’est le contraire qui devrait assurément être vrai.
— Le fait que vous ne voyiez pas pourquoi n’a pas d’importance, insista Ganymède. Ce n’est pas une théorie, ce n’est pas une prédiction, c’est une analepse ! Je vous dis ce que mon époque a vu. Nous l’avons vu, nous savons ce qui peut être changé, ce qui ne peut pas l’être, et votre condamnation est déterminante. Sans elle, les guerres de religion dureront des siècles de plus, quel que soit le champ des possibles. Je sais que ce n’est pas ce qu’Héra vous a dit ; elle vous a dit que cela n’avait pas d’importance, que vous pouviez y échapper. Mais ce n’est pas vrai. Pour l’amour de milliards d’êtres, pour l’amour de toutes les espèces disparues, il faut que vous le fassiez.
— Non, dit Galilée.
— Mais les milliards d’êtres !
— M’en fous. Je refuse.
Il n’en était pas moins mal à l’aise. Les yeux de Ganymède lui sortaient pratiquement de la figure, à force d’exaspération, ils semblaient presque collés contre le verre de sa visière. S’il avait vu un schéma, une bifurcation dans les possibles…