Ils continuèrent à descendre dans les profondeurs des nuages de Jupiter. Ils avaient encore des centaines de kilomètres à parcourir en descente avant que les nuages se condensent en une sorte de surface, un magma de gaz comprimés au point d’être liquéfiés. Ils n’entreraient pas dedans ; l’attraction gravitationnelle y était deux cent quarante fois celle de la Terre, et même si le vaisseau réussissait à y échapper ils ne s’en sortiraient pas. Galilée se sentait déjà plus lourd que chez lui, même après les festivités les plus débridées.
Héra retourna voir Ganymède et monta le volume de son scaphandre. Elle l’interrogea non sous son identité de Mnémosyne mais sous celle de la redoutable Atropos, implacable, inflexible.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Vous ne comprendriez pas.
— Je veux savoir à quoi vous pensiez. Et Jupiter aussi.
Galilée vit qu’elle pensait que la planète les écoutait peut-être, ou qu’elle lisait dans leurs esprits. Et sinon, cela s’adressait à eux seuls. Atropos faisait le procès de Ganymède.
Celui-ci se contenta de hausser les épaules.
— Vous n’avez pas envie de le savoir, pas vraiment. Vous croyez comprendre le monde. Vous avez vos mots, vos catégories et vos équations, et vous croyez qu’ils ont un rapport crédible avec la réalité. L’idée selon laquelle nous vivons dans un espace plus vaste que celui-ci ne vous atteint pas le cortex, ou, si tel est le cas, vous ne la prenez pas au sérieux. Et pourtant, Galileo Galilei est là, preuve que nous vivons dans une variété non locale, dans des nuages de potentialités. C’est la réalité, nous ne pouvons pas la fuir. La conscience fait partie de la façon dont elle a été créée…
— Je sais ça, coupa sèchement Héra. J’agis sur la base de cette connaissance. Mais vous avez essayé d’effondrer la fonction d’onde d’une autre manière, non seulement avec Galilée, ici présent, mais encore en vous attaquant aux Européens. Vous auriez changé d’énormes champs de possibles. Je vous demande pourquoi.
— Il y a des possibles que nous devons essayer d’empêcher. Ils provoquent trop de souffrance, il se pourrait même qu’ils mènent à l’extinction de l’espèce. Si une certaine sorte de désespoir s’enracinait en nous, alors la fin serait là. Que nous nous suicidions ou non, nous serions morts…
— C’est toujours vrai, intervint Galilée. Le désespoir est toujours là in potentia, un abîme en dessous de nous. Vivre demande du courage. Ceux qui ont du courage peuvent supporter toutes les réalités.
Ganymède essaya de regarder dans sa direction, les yeux exorbités.
— Ce serait bien si c’était vrai, dit-il, mais ce n’est pas le cas. Quelque chose peut survenir et écraser la vie. Vous ne le savez pas encore, mais vous l’apprendrez bientôt.
Il le disait avec une telle certitude que Galilée frémit, comme si le courant d’air glacé d’un avenir de ténèbres l’avait soudain transi jusqu’à la moelle des os.
— Les primitifs restés sur Terre illustrent bien ce qui se passe, dit Ganymède. Quand ils apprennent à quel point les gens sont loin devant eux en puissance et en compréhension, ils sombrent toujours, toujours, toujours dans le désespoir. Ils sont anéantis par la conscience de votre supériorité et meurent, la plupart quelques années après votre rencontre. Certains, en vous voyant, comprennent ce que vous voulez dire, et meurent volontairement en quelques jours.
— C’est un paralogisme, dit Galilée. Un raisonnement fallacieux fondé sur des syllogismes sans réelle connexion entre eux. Et d’ailleurs, comparaison n’est pas raison. Ces primitifs étaient aux prises avec d’autres êtres humains. La disparité des fortunes humaines, voilà ce qui les a écrasés. S’ils avaient rencontré des anges, ou Dieu, ils n’auraient pas réagi de la même façon.
L’homme secoua la tête.
— C’est la conscience de la supériorité qui est la cause de tout ça.
— Nous savons que Dieu est supérieur.
— Dieu n’est qu’une de vos idées, une espèce de saut proleptique vers une vision future de l’humanité. Ce n’est pas une réalité à laquelle on fait face. Et malgré tout, la cruauté abjecte, trouillarde, de votre époque pourrait être explicable comme un artéfact de votre être supérieur imaginaire dans le ciel. Vous pensez qu’il y a un dieu, aussi agissez-vous comme un dieu vis-à-vis de ceux qui sont censés être en dessous de vous. Mais si un dieu devait se manifester dans la réalité, vous seriez écrasés comme n’importe quelle tribu primitive.
— Même si tout cela était vrai, ce que je ne garantis pas, dit Héra, pourquoi présupposer quoi que ce soit à propos de la créature d’Europe ?
— Je ne fais pas de suppositions. Je suis à peu près sûr de la nature de ce que nous avons rencontré. Les mathématiques dont nous nous sommes servis pour communiquer avec elle rendent clairement compte de la situation. Il y a un être à l’intérieur de Jupiter. Cet être, comme vous l’avez peut-être déduit des calculs exprimés via les changements visibles à la surface de la planète, est beaucoup plus grand que celui qui vit à l’intérieur d’Europe. Et l’esprit jupitérien est en contact permanent avec un agrégat d’autres esprits – des esprits si gigantesques qu’on ne peut pas complètement en avoir une idée, mais seulement sentir leur présence. Si l’humanité dans son ensemble prend conscience de ce royaume d’esprits plus vastes, à côté desquels toute l’histoire humaine n’est que bulle d’écume sur un grain de sable, le désespoir se répandra rapidement. Ce sera la fin de l’humanité.
— Je ne vois pas pourquoi, dit Galilée.
— Parce que nous n’avons pas la force de supporter une telle connaissance ! Vous ne pouvez pas comprendre !
— Bien sûr que si.
— Nous nous révélerons d’une stupidité pitoyable.
— En a-t-il jamais été autrement ? À côté de Dieu et de ses anges, nous sommes les puces des puces. Nous l’avons toujours su.
— Non. Les idées de votre temps ne sont que des faux-semblants, qui vous protègent de la certitude de la mort. Dans votre structure de sentiment, vous n’êtes pas obligés d’affronter la réalité. C’est la réalité qui vous écrase.
— Vous essayez encore de sauver les apparences, dit Galilée, comprenant soudain. Vous essayez de sauver l’apparence que les humains sont au centre des choses, tout comme ces pauvres moines…
— Non. Écoutez, vous avez déjà senti à quoi ça ressemblerait. Vous vous rappelez ce que vous avez ressenti quand vous avez entendu le cri de l’Européen, pendant notre plongée, puis après qu’il eut été blessé ? À quel point vous ne pouviez supporter de l’entendre ? Ce serait pareil, mais tout le temps. Ce que vous avez ressenti, c’est une agonie. Aucun être humain ne peut supporter ça.
Galilée se rappela le cri submergeant, sentit la masse des mathématiques de la variété dans sa tête. Il hésita. Qui pouvait dire ce que la non-localité de toute chose, l’intégralité de la variété de variétés, signifiait vraiment pour l’humanité, verrouillée comme elle l’était dans son unique variété, ses trois dimensions spatiales et son implacable Temps unidirectionnel, dans lequel tout était toujours en train de devenir autre chose. Qui pouvait le dire ? La fin de la réalité ? L’extinction de l’espèce ? Peut-être Ganymède savait-il des choses qu’ils ignoraient. Peut-être ne faisait-il qu’énoncer des vérités que personne d’autre ne dirait…
Soudain, une secousse ébranla leur vaisseau et ils sentirent qu’ils tombaient en chute libre, si vite qu’ils furent presque soulevés du sol. La lumière fumeuse s’assombrit, s’éclaircit à nouveau. Ils venaient apparemment d’arriver dans un endroit où les nuages étaient moins denses. Au-dessus d’eux, les gaz étaient transparents, puis ils s’illuminèrent jusqu’à devenir aveuglants. Quelque chose changeait…