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16.3

Dans l’infinité de mondes et de deux Il y a tellement de lumière que son éclat nous éblouit.

On voit des myriades de visages dans le sublime souffle de l’air.

Le Tasse, Les Sept Jours de la création

Les glissandos en boucle qu’ils avaient pour la première fois entendus dans l’océan d’Europe lui emplissaient l’esprit. De longues montées chromatiques, des descentes abruptes, et même de sauvages échappées latérales, par le ton et la tessiture, de nouveaux royaumes de son qu’il n’avait jamais connus. Le hurlement des loups dans les collines, la nuit ; le chant des baleines dans la galerie aux aquariums, sur Callisto ; le seul sanglot qu’il avait jamais entendu de son père, étranglé, désespéré, qui l’avait fait se précipiter hors de la maison dans la rue. Il avait dans l’esprit une oreille qui se hérissait devant des sons qu’il était seul à entendre.

Les nuages se dissipèrent, créant parmi eux un énorme vide transparent, sphérique. Ils planaient maintenant dans une bulle aussi grosse qu’un monde, aussi grosse que la Terre. Là, au milieu de cet espace, flottait une petite Europe, éclatante et massive sur le fond de nuages lointains. Elle semblait être à plusieurs heures de là. Galilée lui avait déjà vu cet aspect, au cours de l’un de ses voyages avec Héra. Dessous, les nuages fusionnaient, formant une version d’un segment du monstre à rayures. On voyait au travers des bandes, dans les profondeurs. Des colonnes de fumée émergeaient des nuages les plus élevés, se concrétisaient en des versions imago des autres lunes : les nuages qui se trouvaient à l’extérieur de la sphère transparente s’assombrirent, disparurent dans une nuit universelle, puis des étincelles apparurent dans les ténèbres, se stabilisèrent au bout d’un moment pour former les constellations qui lui étaient familières. Là, à l’est, s’inclinait le fulgurant Orion.

On aurait dit que les étoiles baissaient les yeux sur le système jupitérien, comme dans un modèle de coques concentriques.

Galilée était encore parfaitement conscient qu’ils étaient descendus dans les immenses bancs de nuages de Jupiter et devaient maintenant se déplacer avec les nuages à une vitesse énorme, la vitesse d’un boulet de canon. Mais comme il l’avait argumenté dans le Dialogo, lorsqu’on se déplaçait avec un système, on ne pouvait pas sentir ce mouvement. Ce qu’il voyait paraissait immobile et était un imago ou un emblème, sans doute créé pour eux par l’esprit à l’intérieur de la planète. Autrement dit, Jupiter leur parlait, en images qu’elle les croyait capables de comprendre. Comme la lumière de Dieu frappant un vitrail – et de fait, les étoiles emblématiques de Jupiter projetaient des rayons de lumière fulgurants pareils à des échardes de cristal, et le noir de l’espace que la créature avait reconstitué était par endroits de l’obsidienne, à d’autres du velours. Les quatre lunes étaient comme des écailles rondes de pierre semi-précieuse, topaze, turquoise, jade et malachite. C’était un vitrail dilaté dans les trois dimensions.

Et puis l’imago d’Europe palpita et devint semi-transparent, ce qui leur permit de voir des nuages de petites lumières tournoyantes, comme un bocal de verre empli de lucioles. La lune Ganymède se clarifia également, et lorsqu’elle fut transparente ils s’aperçurent que des lucioles s’y trouvaient aussi. Galilée se demanda encore ce que Ganymède avait trouvé dans Ganymède qui l’avait effrayé au point de lui inspirer une telle compulsion d’empêcher la descente des Européens dans Europe. Avait-il déjà blessé un enfant de Jupiter, ou été blessé par lui ? Avait-il vu la connexion avec Jupiter et, au-delà, la malédiction jupitérienne qui allait tous les frapper ?

Une partie de l’imago lapidaire de Jupiter devint alors transparente, révélant dans ses profondeurs des petits flocons de lumière se déplaçant à grande vitesse – des grumeaux infiniment plus variés et stratifiés que ceux d’Europe ou de Ganymède. À l’intérieur de la géante, les points de lumière étaient aussi nombreux que les étoiles dans le reste du ciel. Leur tourbillonnement remplissait si complètement la grande sphère que sa surface extérieure était visible sous la forme d’un entrelacs de courants horizontaux de lumière, strié comme les nuages gazeux qu’ils voyaient généralement.

La voix d’Aurore était quelque part en lui, lui parlant dans un murmure des bandes, des zones et des schémas significatifs visibles dans les panaches de la ceinture équatoriale sud, de la façon inexplicable dont les bandes de vents alternées des latitudes pouvaient se maintenir dans les deux directions au fil des ans, et même des siècles. Comme c’est bizarre, disait Aurore, de penser qu’on aurait pu dire : Je vis sur Jupiter à quarante degrés de latitude nord, et donc j’aurai des vents d’est soufflant à trois cents kilomètres à l’heure, comme hier, et comme il y a mille ans. Et tout cela est une affaire de nuages gazeux. Cela n’a jamais paru naturel. Il était logique de se dire que c’était organisé, que c’était une construction mentale.

Mais il y avait aussi des orages, lui répondit mentalement Galilée. Et des jaillissements pulsatiles, des festons et des irruptions, et tous les autres mouvements schématiques que nous voyons.

Oui, répondit-elle, et des tempêtes spontanées, et des changements de couleur indépendants des changements de vitesse des vents, et des frontières fractales, des infinités limitées qui se déroulaient les unes dans les autres. Nous contemplions un esprit pensant. Un esprit sensible.

Le glissando de hautbois qui était le cri de la baleine.

Et puis le temps parut se fracasser et, pareil à une lime, le cri mystérieux de la baleine le parcourut en sens inverse, lui ébranlant les nerfs. Il entendit une centaine de chants de baleine, tous décalés les uns par rapport aux autres, avançant dans le temps, reculant, se déplaçant latéralement. Galilée flottait dans les autres dimensions spatiales impossibles à percevoir, se dilatant tout en se diffusant, et puis il commença à tournoyer sur lui-même selon une spirale intérieure. Une inflation abrupte, comme s’il avait trois secondes d’avance sur son propre nouvel univers…

L’imago crépitant de lumière de Jupiter s’était réduit à la taille d’une perle, celui de ses satellites à des têtes d’épingle.

— Regardez ! s’exclama Héra. Le système solaire. La galaxie. Nous nous en éloignons selon une courbe logarithmique…

Un tourbillon d’étoiles formait une écharpe spiralée devant eux. Il entendait un chant polyphonique, plutôt plus grave que ce qu’il pouvait habituellement percevoir, mais il était maintenant capable d’entendre plusieurs octaves au-dessous de ce à quoi il était accoutumé. La Voie Lactée était désormais granulée, étoile par étoile, tel un jet de sable cristallin sur du noir. Des millions de taches blanches, de l’écume remontant sur une plage au clair de lune – une vague d’étoiles qui s’écrasait sur la plage du cosmos. S’étendant toujours à la fois dans le grand et le petit, Galilée vit avec une précision atomique suprême que chaque étoile était son propre troupeau de points tournoyants, étincelants, palpitant dans leur propre sphère brûlante. Où qu’il portât son attention, les astres de ce champ d’étoiles se résolvaient en essaims de minuscules lucioles tournoyant selon des schémas complexes. Et tous ensemble, ils voguaient majestueusement dans une trame galactique qui paraissait elle aussi palpiter et scintiller. Galilée était maintenant dans les dix dimensions, dans la variété de variétés – comme il en avait toujours été, mais à présent il les sentait toutes en même temps, sans perdre de vue la gestalt que formait l’ensemble. Les lumières pulsatiles étaient les pensées d’êtres conscients, et ensemble elles constituaient un esprit plus vaste, une grande chaîne d’êtres partis à l’assaut du cosmos même. Un cosmos vivant, qui chantait de concert. Le hurlement du loup dans la nuit.