Alors que Galilée contemplait ce qu’il ne pouvait appeler autrement que « l’esprit de Dieu », il perdit toute notion d’espace tridimensionnel et se sentit tournoyer et tomber en spirale dans la variété de variétés, englobant tous les temps. Chaque feu, de la plus petite bribe de luciole jusqu’aux cailloux étincelants des galaxies, laissait une trace et filait vers l’infini, de sorte qu’il voyait des lignes plutôt que des points, et sentait plus qu’il ne le voyait un réseau densément tressé dans lequel il était lui-même tissé, comme un chrysanthème cosmique de lignes blanches emplissant une sensation plus qu’une vision de ténèbres, entendues dans un chant au-delà de l’audition. Regardant les lignes, il sentait et entendait les directions dans lesquelles les dix dimensions se tordaient, s’étiraient, s’incurvaient et se contractaient, l’ensemble respirant, inhalant, exhalant, et aussi restant quasi immobile, tout cela à la fois. Sa vision était totale, son immersion-contact totale, son audition totale, et le tout coexistait dans les dix dimensions. La variété de variétés se déplaçait, inspirait, expirait, latéralement ou de biais par rapport au temps, chantant une fugue dont les accords provenaient de différentes dimensions. Tous les isotopes temporels entraient et ressortaient en vacillant de leur lacis de potentialité, s’épanouissaient et s’effondraient, systole et diastole. Tandis qu’il fusionnait avec tout cela, Galilée s’élevait dans un sublime existentiel, une véritable extase ou ex stase s’épanouissait dans sa conscience, et il sentait le tintement familier, si faible jusque-là, mais à présent omniprésent, la culmination de la fugue. Tout demeure en Dieu, dit-il, mais personne ne l’entendit. Il comprenait désormais la nature solitaire de la transcendance, puisque la totalité était une. Il se rendit compte qu’il était complètement seul et livré à lui-même : la variété de variétés était l’une des vies secrètes. C’était une espèce d’éternité mouvante, qui englobait une infinité d’univers. Tout était toujours changeant, toujours : ainsi, c’était le changement même qui était éternel. L’éternité elle aussi avait une histoire, l’éternité elle aussi évoluait, se démenait pour changer et même s’améliorer, d’une façon qui se situait au-delà de la compréhension humaine – en croissance, complexification, métamorphose. En tout cas, le changement éternel. Un organisme à dix dimensions palpitant d’une lumière granuleuse semblable à la neige la plus fine, partout intriqué, tous les points à la fois distincts comme les points de la définition d’Euclide et en même temps faisant partie d’un plénum entier, s’écoulant selon une courbe, des glissandos encore audibles en lui, un chœur majestueux, dense, de baleines, de loups et d’âmes, de cœurs brisés, de plus en plus fort, une espèce de cri de folie rouge…
Galilée se retrouva assis par terre. Héra était debout, mais cramponnée à sa chaise comme un marin à une planche après le naufrage de son vaisseau. La terreur que Galilée voyait dans ses yeux était pour lui une chose nouvelle, choquante. Il sentit qu’il ne pouvait pas parler, qu’une pointe lui traversait la langue – ou pire, lui transperçait le crâne juste à l’endroit de l’esprit qui initiait le langage. Un rugissement lui emplissait les oreilles. Il regarda l’écran de la console en essayant de réfléchir, de se souvenir. Que s’était-il passé ? Il se retenait à la robuste jambe d’Héra comme un enfant cramponné à sa mère.
L’or filé devint blanc. Des formes se fondirent dans l’éclat indicible : des yeux, des corps qui dégringolaient, des mondes entiers ou quelque chose de plus. Des tourbillons tournoyants d’étoiles, des feux d’artifice dans sa tête, une souffrance de tous les nerfs à la fois – à moins que ce ne fut de la joie ? Ex stase. Le jaillissement, dehors, dedans. Dans un centre qui était une tête d’épingle du noir le plus fulgurant, lui perçant l’œil, l’esprit et l’âme, l’aspirant en lui. Et puis une syncope : tout était immobile, froid, mort. Était-ce comme cela que tout avait fini ? Ce qui était arrivé avant était flou, un sentiment de vertige. Il y avait eu un terrible rugissement de sublime ; en son sein, le minuscule tintement d’une cloche. Il avait été la cloche. Et puis quelque chose l’avait piqué – épingle à travers la muraille d’un château, et plus de Galilée. Une syncope l’engloutit, pareille à un sommeil béni.
Galilée n’était plus là ; mais une conscience demeurait, cosmique et plurielle. Le soleil était une étoile, toutes les étoiles des soleils. Chacun recelait un esprit aussi vaste et brillant que le soleil à son zénith dans le ciel. On ne pouvait pas le regarder, seulement voir sa lumière sur le papier. Une espèce d’ange – ou l’être, tellement plus grand qu’un ange, suggéré par l’idée d’ange créée à cette fin. Le ciel était plein de trillions d’esprits de cette nature, et des amas d’entre eux tourbillonnaient sous l’effet de leur propre poids, continuellement attirés en eux-mêmes – compressés au centre, réduits à rien, leur substance aspirée vers d’autres univers, dans d’autres dimensions. Ils étaient tous intriqués dans l’ensemble des variétés. Le présent, le passé, l’avenir, l’éternité, tous ne formaient plus qu’un et se transmutaient ailleurs dans le temps. Ce qui voulait dire…
Un hurlement de loup endeuillé, un angoissant glissando de baleine. Le temps vola en morceaux, et Galilée se retrouva de nouveau au milieu. Un remous du temps ; Jupiter réitérant un argument, une boucle de chagrin, une extase, un autre moment intriqué. Ce qui voulait dire…
Il cessa de tenter de comprendre. Au prix d’un immense effort, tellement c’était contraire à sa nature. Il n’avait jamais rien fait d’aussi difficile. Un travail d’Œlilag : renoncer à tenter. Se retourner comme un gant. Exister, c’est tout, s’ordonna-t-il, voir, c’est tout. Mais c’était trop gros pour être vu, trop brillant. Rien que d’essayer l’aveuglait. Un tourbillon d’esprits infinis, une infinité de tourbillons. On ne pouvait pas comparer les infinis, il le sentait clairement. Il y avait un nombre infini de tourbillons d’étoiles, et, dans chacun, un nombre infini d’esprits. C’était ce que Kepler avait suggéré, ce que Bruno avait ouvertement proclamé. Bruno était mort pour l’avoir dit. Galilée n’avait pas envie de mourir. Le monde était trop stupéfiant pour qu’on meure pour avoir dit quelque chose, quoi que ce fût.
Même s’il était également vrai qu’il existait une espèce de syncope universelle, où la mort n’avait pas cours. Ce n’était pas le ciel, mais l’extase, ex stase, hors de son petit corps individuel dans le corps universel, la variété de variétés. Toutes les possibilités devenaient vraies. Tout demeurait en Dieu – il chantait cette phrase, s’y raccrochait mentalement. Elle devenait tout ce à quoi il pouvait se raccrocher, sa planche de salut dans la mer agitée des étoiles. Tout demeure en Dieu.
Et pourtant des décisions sont prises, les fonctions d’onde s’effondrent. La conscience et la variété sont intriquées. Il y avait une voix, comme une épingle à travers la muraille d’un château. Libère-moi, ô Jupiter.