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Et puis un autre retour à la conscience d’être Galilée. Il se débattait mentalement, complètement épuisé, pensant : Holà ! Je suis là ! Laissez-moi partir ! Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Son chien fidèle, qui lui fourrait son museau dans le visage.

Non, c’était Héra. Elle lui tenait le visage entre ses grandes mains.

— Que s’est-il passé ? coassa Galilée.

Quelque chose l’envahit – un océan de nuages dans sa poitrine, l’emplissant d’une sensation inconnue. Une impression qui lui donnait envie de pleurer, pourquoi, il ne le savait pas ; et pourtant, il se sentait trop troublé, même pour pleurer. Mais cela avait un rapport avec la présence d’Héra. S’il avait subi tout cela sans elle, si elle n’avait pas été là, à côté de lui, ç’aurait été insoutenable. Personne ne pouvait supporter cela tout seul ; c’en était trop.

— Je ne sais pas, dit-elle en le regardant dans les yeux.

Il y avait une tendresse dans son regard, une amorevolezza, comme disait Maria Celeste, qu’il ne lui connaissait pas. Peut-être qu’elle avait vécu quelque chose de semblable dans la période d’extase. Sans doute, même. Nous vivons tous les mêmes choses ! Son visage était ruisselant de larmes. Elle se pencha sur lui jusqu’à ce qu’ils se retrouvent nez à nez, leurs pointes se touchant comme s’ils s’embrassaient, leurs yeux pareils aux images miroirs d’un autre complémentaire, les iris d’Héra un champ profond, vivant, de taches et de raies, tels des disques de jaspe poli ou les cœurs de deux fleurs, les trous noirs de ses pupilles palpitant légèrement – dehors, dedans –, lui rappelant quelque chose qu’il venait de voir dans son récent ébranlement. Ses yeux flottèrent vers les siens jusqu’à ce qu’ils soient aussi grands que la surface de Jupiter, pleins de chaleur, leur affection plongeant en lui.

Et puis les yeux d’Héra rencontrèrent les siens, tout simplement. Ils s’unirent comme dans un miroir, deux en un. Jupiter va être jaloux, tenta de dire Galilée, mais les yeux d’Héra l’arrêtèrent, et il s’appuya sur elle, tombant vers le haut comme pendant les nuits de sa jeunesse, dans les filles sauvages de Venise. Ses iris de pierre fracturés s’épanouirent comme des emblèmes de ses sentiments. C’était le cosmos intriqué qu’ils habitaient toujours, et ressentaient maintenant. Amorevolezza, eros, agape – on faisait l’amour comme on prononçait un mot, comme on faisait une phrase. Il n’avait jamais fait l’amour avec quelqu’un qu’il savait être son égal, quelqu’un d’aussi fort, aussi plein et intelligent que lui, et cette pensée le traversait, l’emportait sur une telle vague de chagrin et d’amour qu’il aurait pris peur s’il n’y avait eu les yeux d’Héra pour lui dire que tout allait parfaitement bien. Leurs yeux se fondirent complètement, et il vit ce qu’elle voyait, ressentant leur extase comme un grand chœur compact, une harmonie. La déesse mère qui était en lui.

Toutes ces choses se passent mentalement. L’imagination crée les événements. Ce qui se passe dans l’esprit, voilà ce qui compte.

Ils étaient assis par terre, troublés, dans le petit vaisseau spatial d’Héra. Une conjonction d’esprits. Tout cela était fait pour être le genre de chose que les égaux faisaient ensemble. À ce souvenir, Galilée découvrit qu’il pleurait encore. Il cligna les paupières. Ses larmes s’échappèrent de son visage et flottèrent vers le bas comme de petites lunes de Jupiter. Héra tendit paresseusement la langue et en avala une. Pas étonnant qu’il ait été si lubrique pendant sa jeunesse perdue, pas étonnant qu’il ait sauté sur Marina. Pas étonnant que sa mère ait été tellement en colère. Tout dans sa vie reposait sur un malentendu – une peur fondamentale, un refus de voir l’autre, une couardise, une malignité semblables aux fausses, absurdes, interprétations que ses ennemis faisaient de ses théories. Les hommes de son époque redoutaient furieusement ce qu’était l’autre ; ils pensaient que les femmes étaient autres ; ils croyaient trouver une excuse valable à leur peur en invoquant le passé mort, l’autorité de tous ces imbéciles de papes. Comme si la force faisait le droit. Or ce n’était pas le cas. Galilée pleurait de regret sur sa vie gâchée, sur le temps, sur le monde. Être humain, quelle dinguerie.

Ils étaient assis par terre, côte à côte, leurs bras se touchant, leurs jambes se touchant. Elle était plus grande que lui, même au niveau du torse, bien qu’il ait une poitrine en forme de tonneau et un ventre proéminent. Il était complètement détendu. Il sentait qu’elle aussi. Ils étaient intriqués. Ce n’était qu’un moment, ça passerait : un fragment de temps auquel était accroché un fragment d’espace, dans lequel deux esprits se joignaient et ne faisaient plus qu’un.

Nous avons tous nos sept vies secrètes. La transcendance est solitaire, la vie quotidienne est solitaire. La conscience est solitaire. Et pourtant, parfois nous nous asseyons côte à côte avec une amie, et les vies secrètes ne comptent pas, elles en font même partie, et un monde dual est créé, une réalité partagée. Et puis nous sommes intriqués et ne faisons plus qu’un, transitoire mais impérissable.

La lumière de la cabine du vaisseau s’intensifia. Ils n’étaient plus seuls. Ils prirent conscience d’Aurore, de Ganymède prisonnier de son scaphandre spatial, de l’équipage du vaisseau, tous étalés sur le sol de la cabine, comme des mouches, bougeant maintenant comme des morts revenant à la vie. Regardant hors de leur cocon transparent, leur petite plateforme dans l’espace, Galilée vit qu’ils avaient émergé des nuages de Jupiter et filaient dans l’espace comme un colibri. Ils étaient juste au-dessus du dôme de la Grande Tache Rouge ; elle tournoyait au-dessous d’eux à une grande vitesse tandis qu’ils s’élevaient, les bandes rougeâtres biseautées roulant les unes sur les autres, le brique sur l’orange sur l’ambre sur le fauve sur le sienne sur le jaune sur le bronze sur le cuivre sur le blanc sur la boue sur le noisette sur l’or sur la cannelle sur le cinabre, et ainsi de suite et ainsi de suite encore, encore et encore. Une pensée, une danse ou une vie.

Héra se leva et regagna son siège d’un mouvement aussi fluide qu’une danseuse. Galilée la regarda, fasciné. Elle était grande, musclée, ses formes féminines adoptaient des courbes paraboliques dans l’espace, une réalité ultime. Tout ce qu’il avait cru savoir était faux, et comme lorsqu’elle se produisait dans l’atelier, cette prise de conscience le rendait heureux. La preuve de son erreur se dressait là, devant lui, pianotant sur ses claviers – la déesse animale que les humains pouvaient être. À son époque, une telle personne n’était même pas imaginable. La force contenue par une peau pâle, criblée de taches de rousseur. Des cheveux auburn foncé striés de noir, farouchement dressés autour de sa tête comme les serpents de la Méduse. Toutes ces histoires de dieux : il vit qu’en réalité ce n’était qu’une prolepse, de A à Z ; ils avaient rêvé le potentiel humain et l’avaient décrit comme s’il s’était déjà réalisé, dans les cieux. Les dieux étaient des êtres humains du futur imaginés, les dieux étaient nos enfants.

— Ahh, dit-il.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, esquissa un petit sourire.

Et puis elle vit Ganymède et son regard s’assombrit.

— On doit parler à Ganymède.

— Oui.

Il réfléchit, regarda le scaphandre verrouillé.

— Je me demande ce qu’il a vu là-dedans.

— Moi aussi.

Elle s’approcha de Galilée, qui l’accueillit comme une gorgée d’eau fraîche, les larmes perlant de nouveau à ses yeux, brouillant la vision qu’il avait d’elle. Il cilla et sourit, impuissant, alors que les larmes coulaient sur ses joues et dans sa barbe. Il n’avait plus rien à cacher, désormais. Il était ce qu’il était, et se sentait satisfait. Elle tendit la main pour l’aider à se relever. Il la prit, se leva. Le point culminant de toutes les vies de Galilée venait peut-être de toucher à sa fin. N’empêche, il était content. Tout demeure.