Le 9 janvier, il y avait des nuages, et on ne pouvait rien voir. Mais le 10 janvier, la nuit était à nouveau claire.
Cette fois, il n’y avait plus que deux des étoiles brillantes, toutes les deux à l’est de Jupiter. L’une d’elles était légèrement moins brillante que l’autre, alors que, la nuit précédente, elles étaient toutes les deux aussi lumineuses.
Mystifié – presque envoûté –, Galilée prit son carnet de travail et recopia les schémas qu’il avait déjà tracés à la fin de sa lettre à Antoine. Quant à la lettre proprement dite, il la mit de côté, la jugeant prématurée.
Dans son nouveau désir de nuits, les journées passaient lentement, et il effectuait les tâches indispensables sans y prêter la moindre attention, comme s’il rêvait debout. C’était un signe, que la maisonnée connaissait bien : il était en quête. Et de la même façon qu’on ne réveille pas un somnambule, de peur de mettre sa santé mentale en péril, dans ces moments-là ils le laissaient tranquille, tenaient les étudiants à distance, imposaient le calme aux garçons et lui donnaient à manger, un peu comme ils auraient nourri un bébé à la cuillère. Bien sûr, il était vrai qu’il les aurait battus comme plâtre s’ils l’avaient dérangé, mais la façon dont les choses se passaient n’était pas pour leur déplaire.
Le soir du 12 janvier, dans les ultimes moments du crépuscule, Galilée dirigea la lunette vers Jupiter. Tout d’abord, seules deux des petites étoiles brillantes se montrèrent ; mais une heure plus tard, quand l’obscurité fut complète, il vérifia à nouveau et en vit une de plus, très près du côté est de Jupiter.
Il traça des flèches dans l’espoir de clarifier la façon dont elles se déplaçaient, son attention passant de ses observations dans la lunette à ses croquis sur la page. Soudain, tout fut clair, là, dans la répétition des schémas : quatre étoiles tournaient autour de Jupiter, orbitant de la même façon que la Lune autour de la Terre. Ce qu’il voyait, c’était des orbites circulaires vues latéralement ; elles se trouvaient presque dans le même plan, qui était aussi très proche du plan de l’écliptique où les planètes évoluaient.
Il se redressa, cillant pour chasser les larmes qui lui montaient toujours aux yeux quand il regardait trop longtemps, et qui cette fois lui venaient aussi de la soudaine irruption d’une émotion à laquelle il ne pouvait donner de nom, une espèce de joie mêlée de crainte.
— Ah, dit-il.
Une touche de sacré venait de l’effleurer, là, juste derrière la nuque. Le doigt de Dieu. Galilée en était tout vibrant.
Personne n’avait jamais vu cela auparavant. On avait vu la Lune, on avait vu les étoiles ; mais cela, on ne l’avait jamais vu. I primi al mondo ! Le premier homme à voir les quatre lunes de Jupiter, qui lui tournaient autour depuis la création.
Tout ce qu’il avait vu au cours de la semaine écoulée se mettait en place. Il se leva, chancelant un peu sous l’impact de cette pensée, et fit le tour de la table de travail, comme pour imiter la Lune. Quand il n’y avait que deux points, c’est que les autres devaient être derrière la grosse planète – ou devant. Et il comprenait maintenant aussi que la lune qui se trouvait maintenant la plus à l’extérieur s’était peut-être tellement éloignée en orbitant autour de Jupiter qu’elle était sortie du petit cercle de son oculaire. Les changements de position suggéraient qu’elles se déplaçaient plutôt vite. La lune de la Terre ne mettait que vingt-huit jours et demi pour tourner autour de notre planète. Ces quatre-là paraissaient plus rapides, et pouvaient peut-être se déplacer à des vitesses différentes, tout comme les planètes se déplaçaient à des vitesses différentes dans le ciel.
S’il avait raison, alors il pouvait s’attendre à voir plusieurs autres choses. En observant les orbites latéralement, on devait avoir l’impression que les lunes ralentissaient lorsqu’elles se trouvaient le plus loin de Jupiter, et qu’elles accéléraient quand elles se rapprochaient de la planète. De même qu’elles devaient disparaître selon un schéma régulier lorsqu’elles passaient derrière (ou devant), et réapparaître toujours par l’autre côté, jamais du même côté. La répétition de ces observations devrait permettre de distinguer les lunes les unes des autres, et de déterminer laquelle tournait le plus près de Jupiter, et laquelle en était le plus éloignée. Savoir tout cela l’aiderait à calculer chaque période orbitale, et lui permettrait de suivre chacune d’elles à la trace, voire même de prévoir l’endroit où elles devraient se trouver, et d’élaborer une éphéméride jovienne de sa conception.
— Mon Dieu, dit-il, submergé par toutes ces idées, et soudainement en pleurs, sentant qu’il aurait dû se jeter à genoux pour adresser une prière de remerciement à Dieu – sauf qu’il avait les genoux trop raides et qu’il avait trop froid. Et de toute façon, sa prière consistait à regarder par la lorgnette.
— Je suis le premier au monde !
Ce qu’il devait vraiment tourner à son avantage, se dit-il lorsqu’il fut remis de cette stupéfiante impression. Quelque chose d’aussi nouveau pour le monde – comment cela pourrait-il ne pas être utile ? Il ne put se retenir de faire des bonds dans la nuit froide pour exprimer son bonheur. Mazzoleni et les autres auraient ri de le voir, comme ils avaient ri chaque fois qu’il s’était laissé aller à cette extravagance après une bonne découverte. Mais jamais elle n’avait été aussi bonne que celle-ci ! Il étouffa un rire, puis esquissa une danse sur la terrasse avec la lunette pour partenaire. Il fut pris de l’envie de sonner la cloche de l’atelier. Il commençait même à marcher vers l’atelier pour réveiller Mazzoleni et les autres, pour partager cette grande nouvelle. Mais il était la cloche qu’il avait envie de sonner, et s’il réveillait tout le monde Mazzoleni se contenterait de hocher la tête, de sourire de son sourire édenté et de se réjouir que le nouvel instrument marche mieux que le précédent. Ce qui pouvait se passer dans le ciel n’avait aucune importance pour lui.
Aussi Galilée s’arrêta-t-il dans son élan pour retourner sur la terrasse. Il reprit sa petite contredanse autour du trépied et de la table de travail, en chantant tout seul, tout bas, des paroles qui n’avaient aucun sens. Demain, il coucherait par écrit ses découvertes et les publierait aussi vite que possible pour les partager avec le monde. Le monde entier saurait, le monde entier regarderait et verrait. Mais il serait le seul à avoir été le premier, le premier pour toujours et à jamais. Se sentant bien au chaud dans sa cape, il reprit sa place sur le tabouret sous le trépied pour regarder encore.
C’est alors qu’on frappa à la porte du jardin. Et il sut qui c’était.
3
Intriqué
Maintenant je suis prêt à dire comment les corps se changent en d’autres corps.
Je convoque les êtres surnaturels qui ont d’abord donné aux métamorphoses le visage de la vie.
Révéler, maintenant, exactement comme elles ont été accomplies depuis l’origine jusqu’à ce jour.
3.1
Galilée marcha avec raideur vers la porte, le cœur battant. On frappa à nouveau, un toc, toc, toc régulier. Arrivé à la porte, il retira la barre qui la bloquait et se mit à transpirer tellement il était nerveux.
C’était bel et bien l’étranger, grand et émacié, drapé dans une cape noire. Derrière lui se trouvait un petit vieillard bossu qui portait un lourd sac de cuir sur l’épaule.