Galilée était avide de parler. Il avait une voix plus forte que celle de Maculano, un ton animé, inquisiteur, intense. Il voulait savoir ce qui se passait, il voulait savoir quelle était sa position, il voulait savoir pourquoi Maculano lui rendait visite – il voulait tout savoir.
Maculano avait l’air conciliant. Il dit à Galilée qu’il était là pour discuter avec lui de l’étape suivante du procès, pour s’assurer que Galilée connaissait ses intentions, afin d’éviter tout problème provoqué par un éventuel malentendu.
— J’apprécie votre courtoisie, dit Galilée.
Et après une pause, il ajouta :
— Mon étudiant et ami, Fra Benedetto Castelli, m’a fait savoir qu’il vous avait préalablement rencontré et qu’il s’était entretenu avec vous de ces questions.
— Oui.
— Il a dit que vous étiez un homme bon et dévoué.
— Je suis heureux qu’il le pense. J’espère que c’est vrai.
— Il m’a aussi écrit qu’il vous avait parlé de mon livre, et qu’il s’était prononcé avec toute la véhémence dont il était capable contre quelque persécution de mon livre que ce soit, et en faveur de la vision copernicienne, et que vous lui aviez dit être d’accord avec lui – que vous aussi vous croyiez à l’explication copernicienne.
— Ce n’est ni le lieu, ni le moment, répondit calmement Maculano. Je ne suis pas devant vous en tant que père Vincenzo Maculano de Fiorenzuola, dominicain. Je suis devant vous en tant que commissaire général du Saint-Office de l’Inquisition. En tant que tel, j’ai besoin que vous compreniez ce que l’on attend de vous pour le bon déroulement de votre procès.
Après une pause, Galilée dit :
— Eh bien, dites-le-moi.
— En privé, alors… cela restera entre vous et moi, en tant qu’hommes parlant d’une question d’intérêt mutuel. Vous avez commis une erreur à la fin de votre première déposition, en disant ce que vous aviez ou n’aviez pas l’intention de dire dans votre livre. Comprenez-moi. Si vous concentrez vos réponses sur vos intentions, vous vous remettez de plus en plus entre les mains de vos ennemis. Je ne suis pas votre ennemi, mais vous avez des ennemis. Et la raison d’État commande qu’ils aient satisfaction – ou mieux, qu’ils ne l’aient pas, mais d’une façon qui ne soit pas trop insatisfaisante pour eux. Un jugement d’une sorte ou d’une autre va être rendu contre vous. S’il est question des intentions de votre livre, il sera très facile de vous convaincre d’hérésie.
Il laissa cette déclaration en suspens pendant un instant.
— Si, d’un autre côté, le problème est que vous avez oublié d’obéir aux éléments de l’injonction qui vous fut intimée en 1616… si vous avouez cette erreur, eh bien, ce n’est pas si grave…
— Mais j’ai le certificat de Bellarmino en personne ! se récria Galilée.
— Il y a l’autre injonction.
— Rien de tout cela ne m’a jamais été signifié à l’époque !
— Ce n’est pas ce que dit l’autre injonction.
— Je n’ai jamais vu cette injonction ! Elle n’est signée ni par moi, ni par le cardinal Bellarmino !
— Il n’empêche qu’elle existe.
Un long silence.
— Rappelez-vous, dit Maculano sur un ton patient, il doit y avoir quelque chose. Si le procès se déplace sur la question des intentions de votre livre, la décision de la commission spéciale qui a enquêté dessus est unanime et indéniable. Vous vous êtes fait l’avocat de la vision copernicienne, pas seulement ex suppositione, mais dans les faits, et sérieusement. Vous n’avez pas intérêt à contester cela.
Pas de réponse de Galilée.
— Écoutez-moi encore, poursuivit Maculano, d’un ton plus âpre. Écoutez-moi attentivement. Même si la licence que vous avez reçue de publier votre livre et les phrases de démenti que vous avez ajoutées à la première et aux dernières pages devaient l’emporter dans notre jugement, cela ne pourrait pas vous sauver. Cela ne ferait que déplacer l’enquête sur un terrain plus dangereux…
— Que voulez-vous dire ? s’exclama Galilée. Comment cela ?
— Rappelez-vous ce que je vous ai dit : il faut trouver quelque chose. Vous dites qu’il n’y a pas eu de deuxième injonction, vous dites que votre livre a été autorisé et incluait les démentis convenables. Peut-être. Bon, et alors ? Parce qu’il faut bien trouver quelque chose.
Pas de réponse de Galilée.
— De toute façon, fit Maculano, quelque chose sera trouvé. Parce qu’il y a d’autres zones problématiques dans votre travail. Par exemple, d’aucuns prétendent que la théorie de l’atomisme que vous prônez dans votre livre Il Saggiatore constitue une contradiction directe de la doctrine de la transsubstantiation telle que définie par le concile de Trente. C’est une très grave hérésie, comme vous le savez évidemment.
— Mais ça n’a aucun rapport !
Maculano laissa planer un instant de silence.
— Il faut trouver quelque chose, répéta-t-il doucement. Vous devez donc changer d’argumentation. Tout se rapporte à cette affaire. Toute la question est celle de vos croyances, de vos intentions, de vos promesses, de vos actions. Toute votre vie, en fait.
Silence.
— Les choses étant ce qu’elles sont, la meilleure issue possible est de se concentrer sur le problème de procédure sur lequel vous semblez avoir achoppé, concernant l’injonction de 1616. En d’autres termes, la moins mauvaise de vos options serait que vous ayez, par inadvertance, oublié un ordre et créé un malentendu concernant les idées coperniciennes.
— J’ai obéi à l’injonction qui m’avait été faite.
— Non. Ne continuez pas à répéter cela. Rappelez-vous que si vous continuez à insister sur ce point les choses vont empirer. Les examens du Saint-Office comprennent, comme vous le savez, un interrogatoire rigoureux, faisant intervenir des procédés que je ne voudrais pas voir utiliser dans votre cas. Ces examens débouchent toujours sur les réponses attendues, après quoi il ne vous reste plus qu’à vous en remettre à la merci du Saint-Office. Cela pourrait être un emprisonnement à vie au château Saint-Ange. C’est souvent arrivé. Ou cela pourrait être encore pire. Ce serait un désastre pour toutes les parties concernées, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors, si vous pouviez plaider l’oubli, et peut-être une erreur de jugement – trop d’orgueil, de complaisance ou d’imprudence, peu importe le péché véniel que vous choisirez –, ce serait déjà un point de départ. Votre punition pourrait être de réciter les sept psaumes de pénitence sur une base hebdomadaire pendant quelques années, ou quelque chose de cette sorte…
— Mais j’avais l’autorisation de publier ! J’ai parlé de la situation avec Sa Sainteté en personne !
Cela devenait répétitif, maintenant, comme dans une de ces fins de partie, aux échecs, où le côté le plus fort doit lentement et patiemment grignoter les défenses de l’adversaire afin d’acculer son roi dans une position où il n’a plus d’options.
— Vous m’obligez à vous rappeler encore une fois que ce n’est pas une voie satisfaisante pour vous. Le livre a été lu en attachant la plus grande attention à sa logique, sa raison, sa rhétorique, ses mathématiques et ses incidences, par des érudits, des savants et des juges, et leurs rapports ont unanimement affirmé que vous vous faites l’avocat de la vision copernicienne. Vous ne pouvez pas ajouter quelques mots à la fin d’un tel argument et espérer changer l’effet que produit l’ensemble. D’autant moins que la plupart de ces derniers propos sont placés dans la bouche d’un personnage appelé Simplicio, un aristotélicien présenté partout ailleurs dans le livre comme un imbécile. En vérité, une sorte de débile, simple d’esprit dans les faits comme par son nom. Les paroles d’Urbain, sa doctrine, attribuées à ce personnage ! Cela ne fera pas l’affaire. Votre livre, tel qu’il est écrit, présente très clairement l’affaire. Vous êtes un bon catholique, et pourtant vous avez désobéi à une injonction du Saint-Office, ainsi que l’ont jugé les officiers de ce Saint-Office. Cela pourrait mener à une conséquence désastreuse. J’espère que vous le savez.