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L’étranger s’inclina.

— Vous aviez dit que vous aimeriez regarder dans une de mes lunettes.

— Oui, je m’en souviens. Mais ça fait plusieurs mois ! Où étiez-vous passé ?

— Maintenant je suis là.

— J’ai vu des choses stupéfiantes ! laissa échapper Galilée.

— Vous voulez quand même regarder dans celle que j’ai apportée ?

— Oui, bien sûr.

Il laissa entrer l’étranger et son serviteur, incapable de dissimuler son malaise.

— Venez sur la terrasse. C’est là que j’étais quand vous avez frappé. Je regardais Jupiter. Quatre étoiles tournent autour de Jupiter, vous le saviez ?

— Quatre lunes, oui.

Galilée en fut déçu, troublé également. Comment l’étranger avait-il pu les voir ?

L’étranger proposa :

— Peut-être aimeriez-vous les voir avec mon instrument ?

— Oui, bien sûr. Quel est son grossissement ?

— Il varie. Laissez-moi vous montrer, fit-il avec un geste à l’adresse de son serviteur.

Galilée eut l’impression que le vieux serviteur ne lui était pas inconnu. Il poussait des soupirs à fendre l’âme sous son fardeau. Sur la terrasse, Galilée eut un geste pour l’aider à poser son sac par terre, posant brièvement une main sur son bras, au-dessus du coude, l’autre sur son dos. Sous son manteau, l’homme semblait n’avoir que la peau sur les os. Il ôta de son épaule la courroie du long sac, sans précaution, avant que Galilée l’ait tout à fait pris en main, et le sac heurta les dalles du sol avec un choc sourd.

— C’est lourd ! fit Galilée.

Les deux visiteurs sortirent du sac un gros trépied et l’installèrent à côté de l’instrument de Galilée. Ensuite, ils tirèrent de la sacoche une grande lunette. Son tube était fait d’un métal gris terne, comme de l’étain, et ils durent le prendre par les deux bouts pour le soulever. Il faisait deux fois la longueur du tube de Galilée et trois fois son diamètre, et il s’inséra sur le haut du trépied avec un cliquetis audible.

— Où avez-vous trouvé ça ? demanda Galilée.

L’étranger haussa les épaules. Il jeta un coup d’œil au tube de Galilée, puis fit pivoter le sien sur son trépied d’un léger mouvement de poignet. Le tube cessa de tourner lorsqu’il fut pointé plus ou moins selon le même angle que celui de Galilée, et avec un petit sourire l’étranger lui indiqua son instrument.

— Je vous en prie. Regardez.

— Vous ne voulez pas la régler ?

— Elle est braquée vers Jupiter. Vers la lune que vous appellerez Numéro Deux.

Galilée le dévisagea, à la fois troublé et légèrement effrayé. Cette chose était-elle censée se régler toute seule ? Ce que cet homme lui disait n’avait pas de sens.

— Allez-y, regardez, insista l’étranger.

Il n’y avait rien à répondre à cela. C’était ce qu’il avait dit lui-même, à Cremonini et aux autres : « Regardez, c’est tout ! » Galilée rapprocha son tabouret de l’instrument, s’assit, se pencha et approcha son œil de l’oculaire.

L’image cadrée par l’objectif était pleine d’étoiles et paraissait immense – peut-être vingt ou trente fois plus grande que celle que Galilée voyait dans sa propre lunette. Au centre, ce qu’il supposa être l’une des lunes de Jupiter brillait comme une boule blanche, ronde, marquée de légères lignes. Elle était plus grosse que Jupiter même, telle que Galilée la voyait dans sa propre lunette. Et plus il regardait, plus la lune blanche devenait sphérique, plus ses stries étaient visibles. Elle se détachait comme une boule de neige sur les étoiles, dont la floraison épandait la diversité de ses scintillements sur un abîme de velours noir.

Apparemment, la boule blanche, qu’il n’avait jamais vue aussi distinctement, avait des zones légèrement plus sombres, un peu comme la lune de la Terre ; mais ce qui ressortait le plus nettement était le réseau de lignes brisées qui s’entrecroisaient comme les craquelures d’un tableau ancien, ou la glace de la lagune de Venise lors des hivers froids après que plusieurs marées l’avaient fendillée. Les doigts de Galilée cherchèrent une plume qui ne se trouvait pas là, avides de dessiner ce qu’il voyait. Par endroits, les lignes apparaissaient en amas parallèles, en d’autres, elles rayonnaient vers l’extérieur comme des feux d’artifice, et ces schémas se superposaient et entraient en collision de façon répétée.

Un motif se dégagea enfin parmi ces craquelures, étincelant dans tous ses détails exquis. Se concentrer dessus semblait accroître le grossissement, au point qu’il remplit bientôt la lentille de l’oculaire. Une onde de vertige parcourut le corps de Galilée ; il eut l’impression de tomber vers le haut, droit vers la lune blanche. Il perdit l’équilibre. Il se sentit basculer en avant, la tête la première dans le dispositif.

Les choses tombaient selon des arcs paraboliques ; mais il ne dégringolait pas. Il s’envolait, vers le haut, vers l’avant – vers l’extérieur –, la tête penchée en arrière pour voir où il allait. La plaine de glace blanche fracassée s’épanouissait droit devant ses yeux. Ou en dessous de lui ; peut-être qu’il tombait. Son estomac se retournait alors que ses notions de haut et de bas s’inversaient.

Il ne savait plus où il était.

Il hoqueta, cherchant à reprendre sa respiration. Il descendait en vol plané ; et voilà qu’il était à nouveau debout. Son sens de l’équilibre lui revint tout aussi distinctement que la vue revenait quand on ouvrait les yeux juste après les avoir fermés – de façon absolue. Ce fut un soulagement immense et la plus précieuse chose du monde, juste cette simple notion de haut et de bas.

Il était debout sur la glace, qui était d’un blanc opaque, fortement teinté d’orange et de jaune ; les couleurs d’un coucher de soleil, les couleurs de l’automne. Il leva les yeux…

Une lune orange, rayée, géante, se profilait dans un ciel noir, étoilé. Elle était plusieurs fois plus grosse que la lune du ciel de la Terre, et ses bandes horizontales étaient de divers tons voilés d’orange, de jaune, d’ambre et de crème. Les limites des bandes s’incurvaient, s’interpénétraient les unes les autres. Sur le quadrant inférieur de la lune, un tourbillon ovale, rouge brique, marquait la frontière d’une bande couleur terre cuite et d’une bande crème. La plaine de glace opaque sur laquelle il se tenait reflétait ces couleurs. Il leva le poing, le pouce dressé. Chez lui, son pouce cachait la Lune ; celle-ci était sept ou huit fois plus grosse. Tout à coup, il comprit que c’était Jupiter même qu’il voyait là-haut. Il se trouvait à la surface de la lune qu’il venait de regarder.

Quelqu’un s’éclaircit poliment la gorge. Galilée se retourna ; c’était l’étranger, debout à côté d’une lunette comme celle dans laquelle il avait invité Galilée à regarder. Peut-être était-ce la même. L’air était frais et ténu – un peu vivifiant, comme le vin, voire une eau-de-vie. Galilée se sentait en équilibre instable, et plus léger sur ses pieds.

L’étranger observait Galilée avec curiosité. Derrière lui, sur l’horizon tout proche, se dressait un groupe de hautes tours blanches, élancées, comme une collection de campaniles. Elles paraissaient faites de la même glace que la surface de la lune.

— Où sommes-nous ? demanda Galilée.

— Nous sommes sur la deuxième lune de Jupiter, que nous appelons Europe.

— Comment sommes-nous arrivés là ?

— Ce que je vous ai présenté comme ma longue-vue est en réalité une sorte de portail. Un système de téléportation.