Tout à coup, Ganymède déclara, d’une voix pareille à une coulée de bronze :
— Je vous ai élevé à partir de rien. Vous étiez un professeur de maths de seconde zone dans une vie de seconde zone. C’est moi qui vous ai fait, Galilée.
— C’est moi qui me suis fait, répondit Galilée. Vous n’avez fait que m’embrouiller. Vous essayez de me faire tuer. Vous auriez dû me laisser tranquille.
— Si j’avais su…
— Jupiter nous a parlé…, dit Héra.
Galilée hocha la tête et revint à son affaire :
— L’esprit jupitérien a plongé son regard en nous, et il sait maintenant qui est le criminel. Il sait que nous ne sommes pas une espèce aussi dépravée et criminelle qu’il le pensait peut-être. Il se peut même qu’il sache que certains d’entre nous ont essayé d’empêcher votre action précipitée.
Ganymède les foudroya du regard, depuis le sol. Héra vit son expression, pleine de haine, et lui dit :
— Vous avez attaqué l’extraterrestre à cause de ce que nous aurions pu apprendre de lui. Vous jugiez que l’humanité était lâche, et donc vous avez agi comme un lâche.
Le prisonnier se contenta de grimacer.
— Nous allons vous ramener vers Europe, dit Héra, et vous remettre entre les mains de ses habitants. À eux de décider ce qu’il convient de faire de vous. Bien que je ne voie pas ce qui pourrait être approprié.
— Réparation, dit Galilée.
Ils le regardèrent tous.
— Il demandait réparation, eh bien il va l’obtenir.
Il se tourna vers Aurore et lui dit :
— Vous m’avez appris ce que vous pouviez faire et ne pas faire dans le champ des variétés temporelles. Vous m’avez décrit les dépenses énergétiques. Si vous aviez assez d’énergie à votre disposition, ne pourriez-vous, en l’utilisant, procéder à des changements plus proches que l’intrication de résonance avec mon époque ?
— Que voulez-vous dire ?
— Certains d’entre vous sont retournés dans le passé et ont interféré avec moi, de sorte que ce qui m’arrive diffère de ce qui me serait arrivé si vous n’étiez pas venus me voir. Alors pourquoi ne pouvez-vous changer l’horreur commise par Ganymède ? Pourquoi ne pas le renvoyer vers une époque où il ne l’aurait pas encore perpétrée, et l’en empêcher ?
Aurore dit :
— L’intrication est plus aisée aux triples interférences des schémas d’ondes de la variété temporelle. À l’intérieur de la première interférence positive, établir une intrication exige une énergie beaucoup plus importante. Il faudrait une énergie vraiment stupéfiante pour déplacer un intricateur vers une époque si proche de la nôtre.
Galilée réfléchit aux équations qu’elle lui avait enseignées, nageant dans les brumes de sa mémoire. Des ondes concentriques qui se superposaient sur une mare…
— Mais ce n’est pas impossible, conclut-il. Renvoyez-le juste avant qu’il entre dans l’océan de Ganymède, avant son exil, et arrêtez-le à ce moment. Cela, vous pourriez le faire, non ? Ce ne serait qu’une question d’énergie ?
Elle réfléchit, faisant peut-être appel à ses augmentations mécaniques.
— Oui, mais l’énergie pourrait être impossible à maîtriser.
— Utilisez le gaz d’une géante gazeuse extérieure, comme lors de l’envoi des premiers teletrasportas.
— Et si ces géantes gazeuses étaient toutes vivantes, comme Jupiter ?
— La vision qu’elle nous en a donnée indique qu’elles ne le sont pas. Il reste trois géantes au-delà de Saturne, à ce que vous m’avez dit, non ?
— Oui. Uranus, Neptune et Hadès.
— N’importe laquelle d’entre elles fournirait suffisamment d’énergie potentielle pour alimenter une brève analepse dans le passé de Ganymède, dit Galilée.
— C’est possible.
Galilée se tourna vers Héra et pointa Ganymède du doigt.
— Renvoyez-le, dit-il. Renvoyez-le et faites-lui changer ce qu’il a fait précédemment.
— Cela pourrait le tuer.
— Et alors ?
— Cela pourrait changer les choses au point que toute cette expédition disparaîtrait, dit-elle en regardant Aurore. Tout ce que nous avons fait depuis son attaque pourrait se volatiliser.
— C’est déjà fait, de toute façon, objecta Galilée. Tout change en permanence.
Elle secoua la tête.
— Dans le temps e…
— Même là. Hélas.
Ils échangèrent un regard.
— Rappelez-vous pour moi, dit Galilée.
— Et vous, pour moi, répondit-elle.
Elle esquissa un infime sourire, le regarda dans les yeux. Galilée se dit à lui-même : Rappelle-toi.
Il jeta un coup d’œil à Ganymède, mais Ganymède regardait vers le plafond de la cabine du vaisseau, ou à travers lui, vers l’infini. Galilée était incapable de dire s’il était en quête d’expiation ou juste d’une nouvelle opportunité de recommencer. Les vrais espoirs sont l’une des sept vies secrètes.
18
Soupçons véhéments
Vous voyez donc comment ce traître de temps nous soumet, comment nous sommes tous sujets à mutation.
Comment ce qui nous afflige le plus parmi tant de choses est de n’avoir absolument ni certitude ni aucun espoir de redevenir le même être dans lequel nous nous sommes jadis trouvés.
Nous partons, et nous revenons différents ; et comme nous n’avons pas de souvenir de ce que nous étions avant d’être dans cet être, nous ne pouvons avoir aucun signe de ce que nous serons après.
18.1
Galilée se réveilla en sursaut, et Cartaphilus posa la main sur son bras.
— Vous êtes au Vatican, vous vous souvenez ?
— Je me souviens, croassa Galilée en regardant autour de lui.
— Vous allez bien ?
— Oui, répondit Galilée en le regardant. Je demande justice.
Cartaphilus fronça les sourcils.
— Comme tout le monde, maestro. Mais il y a des choses plus importantes pour le moment. Votre vie, par exemple.
Galilée lui grogna dessus.
Cartaphilus haussa les épaules.
— C’est comme ça, maestro. Tenez, buvez. C’est du vin.
Dix-huit jours après sa première déposition, et deux jours après sa conversation privée avec Maculano, Galilée demanda à reparler au commissaire général. Il fut amené devant ses examinateurs, là, dans la même pièce où sa première déposition avait eu lieu.
Lorsqu’ils eurent tous gagné la place qui leur était assignée, Maculano dit, dans son latin sonore :
— Veuillez dire ce que vous avez à déclarer.
Galilée lut à haute voix une page qu’il avait écrite et tenait à la main, articulant distinctement dans son italien de Toscane :
— Pendant plusieurs jours, j’ai réfléchi constamment et de façon intensive à l’interrogatoire que j’ai subi le seize de ce mois, et notamment à la question de savoir si, il y a seize ans, on m’a interdit, par ordre du Saint-Office, de soutenir, défendre et enseigner de quelque façon que ce fut l’opinion, alors condamnée, qui voulait que la Terre soit en mouvement et le Soleil immobile. J’ai eu l’idée de relire mon Dialogue imprimé, que je n’avais même pas regardé au cours des trois dernières années.