Выбрать главу

Dans le couloir, au-dehors, Cartaphilus s’effondra dans les bras de Buonamici. Celui-ci, impavide, serrait le vieil homme sur sa poitrine, en lui murmurant :

— La blessure fut petite, si l’on considère la force qu’il y avait derrière la flèche.

Cartaphilus ne pouvait que porter les deux mains à sa bouche et hocher la tête. Il s’en était fallu de peu. Il sentait le cœur du jeune homme battre à se rompre. Lui aussi, il avait été ébranlé. Nous avions vu ce qui pouvait arriver. Nous en avions trop vu.

À la Villa Médicis, cette nuit-là, l’ambassadeur Niccolini écrivit à Cioli, à Florence, pour lui donner des nouvelles de l’issue du procès.

C’est une chose terrifiante que d’avoir affaire à l’Inquisition, concluait-il. Le pauvre homme est revenu plus mort que vivant.

19

Eppur Si Muove

Ancore imparo. Je continue d’apprendre.

Michel-Ange (à quatre-vingt-sept ans)

19.1

À nouveau confiné dans la Villa Médicis, Galilée passait ses journées à fulminer de rage et de désespoir. Il ne semblait pas se rendre compte qu’il avait échappé à un sort terrible. Il était trop amer et furieux pour cela. Il ne parlait que par éclats, dans sa barbe :

« Faux documents, promesses non tenues, trahison ! Menteur ! Menteur ! Qui aurait pu imaginer qu’un homme serait obligé de se parjurer quand il n’aurait pas dû le faire ? Et pourtant c’est exactement ce qu’il a fait ! »

Il passait ses heures de veille dans la grande cuisine de la villa, à manger compulsivement. Ses gémissements, le jour, venaient surtout des latrines. Quand il s’était trouvé entre les mains de l’Inquisition, il avait été incapable de manger ou de déféquer. Maintenant, il rattrapait le temps perdu, par les deux bouts. Parfois, il s’en allait boitiller dans le jardin, regarder les plantes comme s’il essayait de se rappeler ce dont il s’agissait. Tous ceux qui l’approchaient entendaient la même chose :

« Ce salaud de menteur a dévoré ma vie. À partir de maintenant, quand les gens penseront à moi, ils penseront à ce procès. C’est le pouvoir ultime…

— Ultime, répétait Cartaphilus en ricanant tout bas.

— Ta gueule », grommelait Galilée en lui montrant le dos de sa main, avant de s’éloigner, furibard.

Tout cela était déjà assez mauvais, quoique prévisible. Et la nuit, c’était bien pire. Au cœur des ténèbres, il ne cessait de se tourner et se retourner dans son lit, à moitié endormi et à moitié éveillé, gémissant, grommelant et poussant des cris – voire des hurlements d’agonie. Dans cette aile de la villa, personne ne dormait bien durant ces heures pathétiques, et Niccolini et sa femme Caterina n’en pouvaient plus. L’ambassadeur, faisant fi des finesses coutumières du protocole, retournait régulièrement au Vatican, implorer un peu de soulagement pour l’astronome. Caterina rameutait les domestiques et le prêtre de la villa afin de tenir des messes de minuit avec moult chants et chœurs, dont les échos résonnaient dans les corridors obscurs de la chapelle de l’aile orientale. Parfois, la musique semblait l’aider.

La rumeur des crises nocturnes de Galilée commença à se répandre un peu partout, bien sûr, et deux semaines après l’abjuration le cardinal Francesco Barberini intervint secrètement auprès de son oncle. Le Sanctissime finit par accepter de transférer le lieu où devait s’effectuer la condamnation de Galilée au palais de l’archevêque Ascanio Piccolomini, à Sienne. C’est Piccolomini, encore un ancien étudiant de Galilée, qui l’avait lui-même demandé, et Urbain accepta ce plan, espérant peut-être que le moulin à rumeurs de Rome ne parlerait plus de Galilée et de ses démonstrations théâtrales, et ainsi se débarrasser – enfin – de lui.

Le 2 juillet 1633, Galilée quitta Rome pour la dernière fois, dans une voiture ecclésiastique fermée. À Viterbo, à peine sorti de la capitale, il cria au cocher de s’arrêter, descendit, fit un geste grossier en direction de la ville, cracha dans sa direction et fit ensuite sept ou huit kilomètres à pied sur la route avant de consentir à remonter en voiture.

Mais à Sienne ses terreurs nocturnes ne firent que s’aggraver. Il semblait avoir perdu la faculté de dormir, sauf par bribes, avant l’aube. Les yeux rouges, il regardait fixement ceux qui s’occupaient de lui et passait en revue les crimes commis à son encontre, puis fulminait contre ses ennemis, dont la liste comptait maintenant plusieurs dizaines d’individus. Si bien que lorsqu’il se mettait à les passer en revue un par un, et par ordre d’apparition, comme il le faisait parfois, il lui fallait près d’une heure pour arriver au bout. Il utilisait des phrases toutes faites, des espèces d’épithètes homériques qu’il répétait inlassablement. Mouche à merde menteuse. Astronome aveugle. Poignardeur dans le dos. Enculé de pigeon. Finalement, ses radotages l’épuisaient, le plongeaient dans l’incohérence, et ces épithètes étaient les derniers mots compréhensibles, après quoi il sombrait dans des crises de gémissements pitoyables parsemés de petits cris aigus et même de brefs hurlements stridents, comme si on l’assassinait.

Tout le monde se précipitait alors vers lui et essayait de le réconforter et de le remettre au lit. Il arrivait qu’il ne nous reconnaisse même pas, et dans ces cas-là il réagissait comme si nous étions des geôliers, nous tapait sur les bras et nous flanquait des coups de pied dans les tibias. Il y avait dans ces moments de panique quelque chose de suffisamment dérangeant pour que, pendant un instant, nous plongions tous tête la première dans son cauchemar, quel qu’il soit.

L’archevêque Ascanio Piccolomini était un homme obstiné. Il était presque aussi petit que Bellarmino jadis, et en vérité il ressemblait à ce que Bellarmino aurait dû être à la quarantaine, avec la même belle tête triangulaire, appointé par un petit bouc soigné. Cet intellectuel distingué n’avait jamais oublié les leçons de son enfance avec le maestro – car il avait eu la chance de devenir l’un des amis du jeune Cosme. Quand il faisait cours à Cosme, Galilée s’efforçait d’être l’Aristote d’Alexandre, à la fois autoritaire et charmeur, distrayant, instructif, à même de le faire progresser – le parfait pédagogue. Piccolomini avait baigné dans cette atmosphère, et c’était en vérité un baptême vers une nouvelle vie, parce qu’à partir de ce moment il avait exploré avec passion les mathématiques et l’ingénierie, et s’était vivement intéressé à tout ; de fait, c’était un bien meilleur élève que Cosme, et le jeune aristocrate était devenu un vrai galiléen. C’était donc pour lui un véritable choc que de voir le vieil homme brisé errer comme un fou dans son palais. Il avait espéré fournir un sanctuaire au savant, quelque chose qui ressemblerait au plus près à l’Académie des Lynx, tout en offrant le confort supplémentaire d’être situé à l’intérieur de l’Église, ce qui impliquait que la sentence imposée à Galilée n’était pas un jugement unanime, et absolument pas une excommunication, quoi que l’on puisse dire. Constatant le désespoir du vieil homme, il se rendait compte que sa convalescence allait être beaucoup plus compliquée qu’il ne l’avait imaginé. Toutes les nuits, la malédiction de l’insomnie revenait, avec son cortège d’horreurs. Parfois, Galilée semblait avoir complètement perdu l’esprit, même en plein jour.

Un matin, après une nuit particulièrement éprouvante, l’archevêque prit le vieux serviteur de Galilée à part :

— Mon brave, pensez-vous que nous devrions le faire attacher ? Le sangler sur son lit, afin de l’empêcher de se faire mal ? Ces crises qui s’emparent de lui sont tellement violentes, on dirait qu’elles pourraient mener à une chute fatale.