Les pensées de Galilée se bousculaient si vite dans sa tête qu’il n’avait pas le temps de les suivre. L’idée de Bruno selon laquelle toutes les étoiles étaient habitées, la machinerie d’acier de l’Arsenal…
— Pourquoi ? dit-il, essayant de dissimuler sa peur.
L’étranger déglutit. Sa pomme d’Adam, comme un autre grand bec qu’il aurait avalé, rebondit sous la peau rasée de son cou.
— J’agis au nom d’un groupe de gens d’ici qui aimeraient que vous parliez devant le Conseil des Lunes. Une sorte de Sénat de Venise, pourrait-on dire. Des pregadi, comme vous appelez ces sénateurs. Des invités. Ici, vous êtes un pregadi. Mon groupe, qui venait à l’origine de Ganymède, aimerait vous rencontrer, et souhaiterait que vous vous adressiez au Conseil général des Lunes de Jupiter. Nous pensons que c’est assez important pour justifier de vous déranger ainsi. Je me suis proposé pour être votre accompagnateur.
— Mon Virgile, dit Galilée en sentant son cœur battre dans sa poitrine.
L’étranger ne parut pas saisir l’allusion.
— Je suis navré de vous prendre ainsi au dépourvu. Il ne me paraissait pas possible de tout vous expliquer en Italie. J’espère que vous ne me tiendrez pas trop rigueur d’avoir eu l’impertinence de vous enlever de la sorte. Et de vous avoir causé un tel choc. Vous avez l’air plutôt abasourdi.
Galilée sentit sa langue sèche se coller à son palais tout aussi sec. Il avait les pieds et les mains glacés. Il se rappela tout à coup que dans ses rêves il avait souvent froid aux pieds, au point qu’il avait l’impression parfois de déambuler les pieds enserrés dans des bottes de glace, avant de découvrir à son réveil que ses couvertures étaient remontées. Il regarda ses pieds en grelottant. Il portait ses chaussures de cuir habituelles, qui semblaient incongrues sur la glace colorée de ce monde. Du pouce et de l’index, il se pinça la peau, se mordilla l’intérieur de la lèvre. Aucun doute, il semblait éveillé. Généralement, la pensée qu’il pouvait être en train de rêver suffisait à le réveiller, s’il rêvait. Mais il était debout là, dans l’air frais, à respirer vite, le cœur battant comme cela ne lui arrivait plus guère – comme au temps de sa jeunesse, quand il avait peur de quelque chose. Cependant, il ne ressentait pas de peur, pas précisément, juste la réaction de son corps à la peur. Son esprit avait peut-être du mal à croire à tout ça, mais son corps y était bien obligé. Peut-être était-il mort. C’était ici le paradis, ou le purgatoire. Peut-être que le purgatoire était en orbite autour de Jupiter. Il repensa à sa facétieuse conférence sur la géographie de Dante, au cours de laquelle il avait calculé la taille de l’Enfer en établissant un rapport entre la longueur du bras de Lucifer et la taille de Virgile…
— Mais c’est trop bizarre ! s’exclama-t-il.
— Oui. Je suis désolé pour le choc que cela a dû vous causer. Il nous semblait que vos récentes observations effectuées grâce à la lunette vous aideraient à comprendre et à accepter cette expérience. Nous pensions que vous pourriez être le premier être humain à pouvoir comprendre l’expérience…
— Mais je ne la comprends pas ! dut reconnaître Galilée, néanmoins content d’être considéré comme le premier en quelque chose.
L’étranger le regarda.
— Ne pas parvenir à comprendre quelque chose est un sentiment auquel vous devez être habitué, suggéra-t-il, étant donné l’état de vos recherches dans le domaine de la physique.
— Ce n’est pas pareil, dit Galilée.
C’était pourtant un tout petit peu vrai, quand il y réfléchissait ; ne pas comprendre était une sensation familière. Chez lui, il n’avait jamais eu de mal à l’admettre, même si on disait le contraire. En fait, il était le seul à avoir le courage d’admettre qu’il comprenait si peu de choses. Il insistait même là-dessus.
Mais ici, il n’était pas nécessaire d’insister. Il était sidéré. Il leva à nouveau les yeux vers Jupiter, et se demanda à quelle distance ils en étaient. Il y avait trop d’inconnues pour pouvoir le calculer. La partie dans l’ombre, un mince croissant, était très sombre. La partie visible, bien éclairée par le lointain Soleil, était marquée par de larges bandes horizontales fortement contrastées. Les frontières ressemblaient à des coulées visqueuses de peinture à l’huile, bavant ou passant les unes sur les autres mais ne se mélangeant jamais tout à fait. Il avait presque l’impression de voir les couleurs bouger.
Dans le ciel ; au-dessus de son épaule droite, brillait ce qu’il prit pour le Soleil – une pépite d’une extrême luminosité, aussi brillante que cinquante étoiles massées dans un espace guère plus gros que les autres étoiles. Comme sur Terre, on ne pouvait longtemps fixer le Soleil du regard. Le voir si petit rendait évident le fait que chaque étoile pouvait être un soleil, peut-être doté d’un système planétaire, exactement comme l’avait énoncé l’infortuné Bruno. Toute une série de mondes, chacun avec sa population, comme l’étranger ici présent, un Jupitérien, à ce qu’il semblait. C’était une pensée stupéfiante. En même temps, le souvenir de Bruno brûlé sur le bûcher pour avoir dit qu’il existait de tels mondes conférait à tout ce qu’il voyait une discrète aura de terreur. Il ne voulait pas savoir ces choses.
— La Terre est-elle visible d’ici ? demanda-t-il.
Il scrutait les étoiles autour du Soleil, à la recherche de quelque chose qui ressemblât à une Vénus bleue, à moins que vue d’ici elle ne rappelle davantage une Mercure bleue, petite et très près du Soleil… Cela dit, beaucoup des étoiles, au-dessus de lui, étaient teintées en bleu ou en rouge, parfois en jaune, ou même en vert. Ce qui aurait pu être Mars pouvait aussi bien être Arcturus – non, Arcturus était là, derrière la courbe de la Grande Ourse. Il remarqua que les constellations étaient identiques vues d’ici, ce qui n’était possible que si les étoiles étaient beaucoup plus loin que les planètes.
L’étranger parcourait aussi le ciel du regard ; et puis il haussa les épaules.
— Peut-être là, dit-il en indiquant une étoile blanche très brillante. Je ne suis pas sûr. Ici, comme vous le savez, le ciel change très vite.
— Combien de temps dure le jour, chez vous ?
— La rotation s’effectue en quatre-vingt-huit heures, autant que la durée de l’orbite autour de Jupiter, que vous êtes sur le point de déterminer. Comme la lune de la Terre, elle est verrouillée par l’effet de marée.
— Il y a des marées ?
— Gravitationnelles, oui. Toutes les masses exercent une… une force de marée. Une courbure de l’espace, plutôt. C’est difficile à expliquer. Ce serait plus simple si nous vous expliquions d’abord certaines autres choses.
— Sans aucun doute, acquiesça sèchement Galilée.
Il s’efforçait de chasser la peur de son esprit en se concentrant sur ces questions.
— On dirait que vous avez froid, nota l’étranger. Vous grelottez. Je pourrais peut-être vous emmener en ville ? fit-il en indiquant les tours blanches.
— On va me chercher, chez moi.
Peut-être. Mais ce n’était pas très convaincant.
— Lorsque vous rentrerez, seul un bref laps de temps aura passé. On pensera que vous avez fait une syncope, ou que vous êtes tombé en catalepsie. Cartaphilus s’occupera de ce détail. Ne vous souciez pas de ça pour l’instant. Puisque je vous ai dérangé pour vous amener aussi loin, autant faire ce que j’avais prévu, et vous conduire au Conseil.
Cela le distrairait de sa peur, sans aucun doute, et la partie de lui qui restait sereine brûlait de curiosité. Aussi répondit-il :
— Oui, tout ce que vous voudrez.