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Cartaphilus s’inclina.

— Oh, merci, Votre Éminence, bien sûr que vous avez raison. Mais je me demande maintenant s’il n’a pas passé le… le…

— Passé le plus dur ?

— Je ne sais pas. Avec lui, c’est toujours une chose à la fois, Votre Sérénité.

— Oui ? Ah, oui. Eh bien, j’ai essayé de lui donner autre chose à quoi penser. Mais je devrais peut-être être plus direct.

— Une bonne idée, Votre Grâce.

L’archevêque avait un sourire assez gamin.

— J’ai justement l’homme qu’il faut en tête.

— Pas un astronome, j’imagine.

Piccolomini se mit à rire et donna au vieux serviteur une tape sur la tête qui tenait de la bénédiction et de la tape qu’on donne à un écolier qui promet. Pendant les jours suivants, il invita plusieurs des philosophes naturels de la région de Sienne à venir au palais pour s’entretenir avec Galilée. Il leur suggéra de faire porter la conversation sur la résistance des matériaux, le magnétisme et d’autres sujets terrestres. Ce qu’ils firent, évitant résolument les points sensibles, au point même de passer beaucoup de temps à regarder dans un microscope les articulations spectaculaires des puces et des mites. Et il est vrai qu’en leur compagnie Galilée paraissait plus calme. Il s’intéressait aux sujets qu’ils soulevaient et se montrait visiblement ravi de cette distraction. Et ces hommes étaient heureux de se trouver en sa présence. Ils voyaient que le moment avait fini par arriver où l’on pouvait tranquillement s’adresser à Galilée d’égal à égal. Il y avait une vraie bienveillance dans l’air tandis qu’ils profitaient de ce nouveau plaisir – quelque chose comme de se retrouver dans la même pièce qu’un tigre en cage.

Et puis les nuits venaient, mais pas le sommeil. Le vin ne parvenait pas à l’assommer, ni le lait chaud. À moitié fou, il rôdait en hurlant dans les couloirs froids, éclairés par la lune, en regardant par les fenêtres, apparemment troublé par le dôme rayé de la cathédrale de Sienne qui dominait tous les plans inclinés recouverts de tuiles. Au matin, on le retrouvait effondré quelque part, le regard perdu dans le vide, les yeux rouges, la voix et l’esprit brisés. Il paraissait incroyable qu’il puisse affronter la journée à venir dans un état plus ou moins cohérent, la nuit l’ayant épuisé plutôt que reposé. En vérité, le jour, son visage se creusait de noirs replis, et bien précaire était la politesse dont il faisait preuve à l’égard des invités. Un après-midi, un certain père Pelagi se joignit au groupe pour faire une communication sur les tourbillons, dont l’objet était de savoir s’ils créaient des vortex d’attraction ou de répulsion ; Galilée s’assit près de la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine pareille à un tonneau, l’œil noir, tout en écoutant le prêtre débiter un salmigondis inattendu d’Aristote et des Écritures. À l’assertion selon laquelle un corps flottant coulerait si la flottabilité du matériau ne suffisait pas à le maintenir à la surface, il renifla bruyamment et déclara :

— Je vois que votre tourbillon a englouti même votre argumentation, elle tourne vraiment en rond !

— Que voulez-vous dire ? rétorqua Pelagi.

— Je veux dire, répondit Galilée, que vous faites un argument circulaire. Vous dites que les choses flottent parce qu’elles veulent flotter. Ce ne sont pas des tourbillons mais des tautologies.

— Comment osez-vous ! répliqua le prêtre. Vous qui avez été réprouvé par le Saint-Office !

— Et alors ? répliqua Galilée. La Terre bouge toujours, et vous êtes toujours un imbécile !

Et il se leva d’un bond, se jeta sur l’homme et commença à le rouer de coups. Les autres durent s’interposer et le retenir. Après pas mal de cris et de coups, Pelagi fut éjecté – ou plutôt quasiment défenestré. Piccolomini annonça qu’il était banni du palais jusqu’à la fin du séjour de Galilée. Il avait été bon de voir le vieux guerrier retrouver sa hargne, et tout le monde espérait que cela pourrait le régénérer et le remettre d’aplomb.

Mais cette nuit-là, dans sa chambre, Galilée poussa des hurlements plus angoissés que jamais. Il se trouve que la lune était pleine, donnant à sa performance un vrai brio lunatique. Pour ceux qui devaient l’endurer, c’était comme d’entendre pleurer un bébé : une heure semble une année, une nuit toute l’éternité.

Et puis, le lendemain, ce fut au tour de véritables problèmes de venir le perturber, par le biais de nouvelles contenues dans l’une des lettres de Maria Celeste. Les amis de Galilée, Gino Bocchineri et Niccolo Aggiunti, s’étaient présentés à San Matteo pour demander à Maria Celeste les clés de la maison et du bureau de Galilée, afin d’aller en retirer certains papiers.

C’était au moment où nous soupçonnions que vous étiez dans le plus grand danger ; ils sont allés dans votre maison et ont fait ce qu’ils devaient faire, ce qui me paraissait sur le coup bien imaginé et essentiel, afin d’éviter qu’un désastre pire s’abatte sur vous, et donc je ne voyais pas comment leur refuser les clés et la liberté de faire ce qu’ils avaient l’intention de faire, voyant quel zèle ils mettaient à servir vos intérêts.

Cette action avait eu lieu sur instruction de Galilée, ainsi qu’il en informa par la suite Maria Celeste ; il avait envoyé une lettre à ses amis (encore d’anciens étudiants), pour leur demander leur aide. Il devait donc craindre que son affaire ne fut pas tout à fait terminée. Et il avait probablement raison de penser que certaines des choses qu’il avait écrites au fil des ans pouvaient se révéler dangereuses. La théorie copernicienne, l’atomisme, le Soleil, une créature vivante, presque une sorte de dieu – il avait écrit beaucoup de choses qui pouvaient maintenant revenir l’inquiéter.

Malgré l’escamotage de ces papiers, il y avait encore des raisons d’avoir peur. Il devenait évident pour nous qu’Urbain continuait d’en vouloir à Galilée. Il était possible que le pape ait maintenant l’impression que Galilée avait été traité avec trop de clémence – et que, dans le but de montrer qu’il ne cédait pas aux Borgia, il n’ait pas infligé à Galilée autant de souffrance qu’il l’aurait vraiment voulu. Le luxe d’une mise aux arrêts dans un admirable palais d’archevêque ne constituait pas une vraie punition pour une suspicion véhémente d’hérésie. Pour le moment, Urbain reportait sa colère ailleurs ; les nouvelles qui parvenaient à Sienne disaient clairement que tous ceux qui avaient aidé Galilée le payaient d’une façon ou d’une autre. Sa dérobade ne sauva pas Riccardi ; il fut démis de sa position de Maître du Palais Sacré. L’inquisiteur de Florence qui avait approuvé la publication fut réprimandé. Castelli avait fui Rome afin de se faire oublier. Ciampoli reçut l’ordre de quitter Rome, à vie, ainsi qu’Urbain l’annonça. Il devait finir sa vie comme prêtre d’une paroisse, dans un misérable village d’Ombrie.

Et ce n’étaient pas, de loin, les punitions les plus sévères ordonnées par Urbain, qui était vraiment de fort méchante humeur. Un évêque et deux prêtres accusés d’organiser des messes noires pour provoquer sa mort furent attachés ensemble et brûlés sur le bûcher, sur le Campo dei Fiori. Les gens disaient que ces mécréants inconnus avaient servi à Urbain de substitut pour Galilée, qui avait réussi à lui filer entre les doigts – jusque-là, du moins. L’histoire n’était pas nécessairement terminée. Parce qu’il était clair que le pape n’était plus tout à fait sain d’esprit. Il y avait donc de vraies raisons de s’inquiéter ; et Galilée était parfois repris par la peur. Le jour venu, il fulminait, broyait du noir, gémissait, rugissait et hurlait. Il se laissait tomber sur son lit, mais n’arrivait pas à dormir. Et puis le soir tombait, et les angoisses le reprenaient, chaque nuit une nuit plus noire, plus sombre, de l’âme.