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Un éclair de fureur le parcourut.

— Je ne l’ai jamais méritée !

— Non.

— Et vous… vous êtes toujours là !

— Je suis toujours là. Bien sûr.

— Mais quid du Galilée qui a brûlé ? Vous m’avez renvoyé au bûcher, et ça m’était déjà arrivé, alors que quand vous m’avez renvoyé j’étais plus jeune que ça.

Elle secoua la tête.

— Vous n’avez toujours pas compris. Toutes les potentialités sont intriquées. Elles vibrent toutes dans et hors l’une de l’autre, tout le temps. Dans le temps e, elles résonnent. Nous avons vu ça pendant un moment, quand nous étions dans Jupiter. Enfin, moi, du moins.

— Moi aussi.

— Alors, voilà.

Galilée leva les mains au ciel.

— Alors que Ganymède pensait-il faire ? Pourquoi voulait-il que je finisse sur le bûcher ?

Elle le conduisit vers un banc et ils s’assirent côte à côte, dominant les pentes molles de la montagne jaune. Elle lui prit la main.

— Ganymède a une idée du temps dont il ne veut pas démordre, encore maintenant. Qu’il vienne de notre avenir ou non, ce n’est pas très clair. J’ai fait ce que vous m’aviez suggéré ; je l’ai examiné avec le mnémonique, et je pense que c’est sans doute vrai. Je ne reconnais pas grand-chose de ce que j’ai vu de son enfance. Mais la période Ganymède était claire ; c’est bien ce que je soupçonnais. Il a fait une incursion dans l’océan de Ganymède avec un petit groupe de partisans, et c’est là qu’il a découvert l’esprit jupitérien et les esprits qui existent au-delà. Comment il se fait qu’il en ait appris tellement plus que les Européens, je l’ignore. Peut-être s’agit-il là d’une autre confirmation du fait qu’il nous vient d’un temps futur. Mais, à ce stade, il a commencé à faire des analepses à l’aide de l’un des intricateurs, en se concentrant sur le commencement de la science. Pour lui, ce commencement et la rencontre avec la conscience étrangère font partie d’un unique tout, et c’est une situation qu’il essaie depuis des siècles de modifier dans nos deux époques respectives. Il croit que ce sont des points cruciaux de l’organisme – des sensibilités où les petits changements peuvent avoir de grands effets. Je pense que son hypothèse de départ est que plus une civilisation devient scientifique, plus elle a de chances de survivre au premier contact avec une conscience étrangère. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est qu’il a fait plus d’analepses que n’importe qui d’autre. Il a la cervelle farcie de tous ces événements, qui sont souvent pour lui autant de traumatismes. Il doit penser qu’ils l’aident. Il doit croire que puisque chacun fait s’effondrer la fonction d’onde des potentialités, cela change la somme de toutes les histoires, et donc le cours principal des événements. Alors il a fait des dizaines de bilocalisations – des centaines. C’est comme s’il flanquait des coups de pied dans la berge du fleuve, encore et encore, dans l’espoir de creuser un nouveau canal.

— Et il a réussi ? demanda Galilée. Et… les années qui ont suivi sont-elles vraiment pires parce que j’ai été épargné ? Y a-t-il vraiment eu des milliards de morts à cause de ça ?

— Pas forcément, répondit-elle en prenant sa main entre les siennes. Il y a plus de deux options, ici comme partout. Chaque analepse en crée une nouvelle, si bien qu’il existe un sens dans lequel nous ne pouvons pas être sûrs de ce que Ganymède a fait, parce que nous ne le voyons pas. Il y a des époques où vous êtes martyrisé. Mais nous savons qu’il y a aussi un courant de potentialités dans lequel vous avez réussi à convaincre le pape de votre point de vue, et où l’Église a pris la science sous son aile, l’a bénie et en a même fait son instrument.

— Il y a eu une époque pareille ? demanda Galilée, stupéfait.

— Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Je ne voulais pas que vous le sachiez. Je pensais qu’alors vous auriez tout tenté pour que cela se réalise.

— Eh bien, évidemment ! De toute façon, c’est ce que j’ai fait !

— Je sais. Mais je ne voulais pas que vous y soyez encouragé outre mesure. Parce que c’est l’amas de potentialités qui présente les pires conséquences pour tout le monde.

— Non !

— Si. C’est quand vous parvenez à la réconciliation, et que la religion domine la science dans sa phase primitive, que nous avons les points bas les plus profonds et les plus violents des histoires subséquentes. C’est ce que Ganymède a vu, et c’est ce sur quoi il n’a cessé d’insister. Quand vous finissez sur le bûcher et devenez un martyr de la science, la science domine plus vite la religion, et le point bas subséquent est très court. C’est moche, mais pas si moche.

Galilée réfléchit, troublé par cette nouvelle vision proliférante du passé.

— Et donc, dit-il, qu’est-il arrivé après cette époque ? Celle dans laquelle je me trouve maintenant ?

— Cette époque est une option, comme elles le sont toutes en leur temps. Mais c’est ce que vous et moi, et toutes les personnes qui se trouvent dans notre courant, avons réussi ensemble. Une introjection analeptique qui a produit un grand changement.

— Et c’est mieux ?

Elle le regarda dans les yeux, avec un très léger sourire.

— Je pense.

Galilée réfléchit à nouveau.

— Alors, qu’arrive-t-il au moi qui brûle ? Qu’arrive-t-il maintenant à ce Galilée ?

Elle répondit lentement, lui réexpliquant patiemment :

— Toutes les potentialités existent. Quand une analepse crée un nouvel isotope temporel, il coexiste avec les autres, et ils sont tous intriqués. Tous ensemble, ils constituent la variété, qui change sous l’impact de la nouvelle potentialité, et se modifie, mais continue quand même. Pouvons-nous transformer un canal en bras mort et le faire disparaître complètement, c’est une question ouverte. C’est théoriquement concevable – certains prétendent l’avoir vu –, mais difficile à faire en pratique. Comme vous le savez probablement mieux que moi, enfin, je suppose, suite à vos séances avec Aurore.

Galilée secoua la tête d’un air dubitatif.

— Alors il y a encore un monde dans lequel Galilée est brûlé comme hérétique ?

— Oui.

— Mais non ! s’exclama Galilée en se levant du banc. Je refuse d’accepter ça. Je suis la somme de tous les Galilée possibles, et je me suis uniquement contenté de dire ce que j’avais vu. Aucun de nous ne devrait être brûlé pour ça !

Elle le regarda.

— C’est déjà arrivé. Que voulez-vous y faire ?

Il réfléchit, puis répondit :

— Votre teletrasporta. Je dois vous implorer de me laisser l’utiliser. L’autre boîte doit être là-bas, à Rome, ce jour-là. Je le sais.

Elle se leva et baissa le regard sur lui, l’air grave.

— Vous pourriez mourir, là-bas. Tous les deux.

— Je m’en fiche, dit-il. Nous ne faisons qu’un, tous autant que nous sommes. Je le sens, ils sont dans mon esprit. Dans mon esprit, je brûle sur le bûcher. Vous avez le moyen de me renvoyer là-bas. Alors il faut que je le fasse.

Le temps que les flammes lui lèchent les pieds, il avait déjà les poumons pleins de fumée et il étouffait. La douleur oblitérait sa conscience, la faisait exploser jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle, et il manqua s’évanouir. S’il pouvait retenir son souffle, il perdrait conscience, mais il ne pouvait pas. Ses pieds prenaient feu.

À travers la fumée, il vit la masse de visages distendus se diviser sous la charge d’un homme à cheval qui la fendait de part en part, renversant les gens si bien que la panique mua leurs rugissements en hurlements. Le cercle de dominicains qui gardait le bûcher serra les rangs pour repousser l’envahisseur casqué, mais tous savaient ce qui arrivait quand un cheval se ruait sur des hommes à pied. Avant qu’il soit sur eux, ils s’éparpillèrent et détalèrent. Le cheval fit volte-face, se cabra devant le feu et disparut derrière Galilée. Un choc tranchant ébranla les chaînes qui le retenaient, dont le métal devint instantanément plus brûlant ; puis le cavalier l’attrapa par la taille, le hissa vers le cheval qui rua et le jeta en travers de la selle. Ses chevilles devaient être encore enchaînées au bûcher, car ses pieds se tordirent, manquant jaillir de leurs articulations. Et puis ils se libérèrent, et il rebondit comme un sac sur le garrot du cheval. Tout, autour de lui, tressautait dans un brouillard de jurons et de hurlements. Tout en maîtrisant le cheval, son sauveteur rugit plus fort que tout le monde et s’éloigna comme un vent de tempête. Il eut une brève vision d’un menton barbu, sous le casque, d’une bouche carrée, rouge de fureur. Alors qu’il perdait conscience, il pensa : Au moins, je suis mort en rêvant que je me sauvais moi-même.