Il se réveilla dans la cave du comte da Trente, à Costozza. Il gémissait. Il avait mal partout. Ses compagnons gisaient, inertes, sur le sol de pierre.
— Signor Galilei ! Domino Galilei, je vous en prie, par pitié ! Réveillez-vous !
— Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que… ?
Sa bouche refusait de former des mots. Ses yeux n’accommodaient plus. On l’entraînait par les bras sur le sol rugueux, et il sentait ses fesses racler les dalles, comme de très loin, tout en entendant les gémissements de quelqu’un d’autre, étouffés comme à travers un mur. Il aurait voulu parler, mais n’y parvenait pas. Les gémissements étaient les siens.
Et puis la voix d’Héra, dans son oreille, alors qu’il se cramponnait à son bras, allongé sur le banc, et baissait les yeux sur le flanc de montagne explosé de Io.
— Vous êtes mort sur le sol de la cave, cette première fois, avec vos deux compagnons. Alors maintenant, nous allons sortir ce cadavre d’ici et le remettre sur le bûcher, pour combler votre absence dans cette potentialité de feu. Ici, à Costozza, celui qui a été sauvé survit à son traumatisme et continue à vivre. Mais comprenez : il y aura toujours ce petit tourbillon en vous, entre les mondes.
— Alors je revis tout à nouveau.
— Oui.
Galilée poussa un gémissement.
— Il faut vraiment que je le sache ? demanda-t-il. Vous pouvez me laisser oublier ?
— Oui, bien sûr. Mais ce sera quand même en vous. La potentialité est toujours là. Il vous arrivera donc parfois de vous souvenir, malgré les substances amnésiantes. Parce que la mémoire est profonde, et intriquée. Tant que vous vivez, elle vit.
— Ça me va, pourvu que je ne m’en souvienne pas.
— Oui. Mais même quand vous ne vous en souvenez pas, vous vous en souvenez quand même. C’est là, sous vos sentiments.
— Et les autres ? Les autres Galilée, dans les autres potentialités ?
— Essayez de comprendre. Ils sont toujours là. Il y en a tellement.
— Vont-ils finir ? Cela finira-t-il jamais ?
— Finir ? Les choses finissent-elles ?
Galilée eut un nouveau gémissement.
— Donc, même si je me suis sauvé moi-même un nombre infini de fois, il y aura toujours un nombre infini de moi que je n’aurai pas sauvés. Je revivrai à travers eux, encore et encore. Je referai les mêmes découvertes et les mêmes erreurs. Je souffrirai les mêmes morts.
— Oui. Et tantôt vous le saurez, tantôt vous le sentirez. C’est votre paradoxe des infinités dans les infinités, que vous aurez découvert en le sentant en vous-même. Vous vivez dans le paradoxe de Galilée. Vous vous interposerez entre votre femme et votre mère qui essaient de s’entretuer, et cela vous paraîtra horrible, et puis ridicule, et puis beau. Une chose à aimer. C’est le cadeau du paradoxe, le cadeau du retour en spirale de la mémoire.
— Toujours en moi. Même si j’oublie.
— Oui.
— Alors laissez-moi oublier. Donnez-moi votre produit amnésiant.
— C’est ce que vous voulez ? Ça fera disparaître la mémoire consciente que vous avez de la plupart des choses que vous aurez vues ici, fit-elle avec un geste en direction de la grandeur scoriacée de Io, puis de l’immensité de Jupiter.
Puis d’elle-même.
— Mais pas vraiment, objecta Galilée, comme vous venez de me le dire. Ce sera encore en moi. Alors, oui. Il le faut. Je ne peux pas supporter de savoir, pour les autres. Je ne pourrais faire autrement que d’y revenir constamment, dans l’espoir de changer les choses, comme Ganymède. Je ne peux pas supporter ça. Mais je ne peux pas faire face aux mauvaises potentialités non plus – toutes les morts, tous les bûchers. Ce n’est pas bien. Alors… alors, j’ai besoin d’oublier, de continuer.
— Comme vous voudrez.
Elle lui donna une pilule. Il l’avala. Il était sûr qu’elle en avait déjà glissé une dans la bouche du Galilée qui se trouvait là, sur le sol de la cave empoisonnée ; un Galilée qui vivrait donc dans l’ignorance de tout ce qui suivait ce moment, tout comme il l’avait déjà fait ; ou du moins, jusqu’à l’arrivée de l’étranger. Quand tout recommencerait.
— Alors, en réalité, je n’ai rien fait en le sauvant, dit-il. Je n’ai rien changé.
— Nous avons créé ce tourbillon dans le temps, dit-elle gentiment.
Et elle l’effleura.
À Sienne, lorsqu’il émergea de sa syncope, il était blême et tout tremblant. Il leva les yeux sur Cartaphilus, cramponné à son bras.
— J’ai fait un rêve, hoqueta-t-il, confus, essayant de le retenir. J’étais coincé !
Il regardait Cartaphilus comme depuis les profondeurs d’un puits immense. De tout au fond, il dit :
— Je suis la somme de tous les Galilée possibles.
— Aucun doute à ce sujet, dit le vieux serviteur. Tenez, maestro, buvez un peu de ce vin épicé. Cela a dû être rude, je le vois bien.
Galilée avala le vin d’une goulée. Puis il s’endormit. Quand il se réveilla, il avait oublié qu’il avait eu une syncope, cette nuit-là.
Mais il sentait quelque chose de bizarre, en lui. Dans sa lettre hebdomadaire à Maria Celeste, il essaya de le décrire : Je suis pris dans les méandres de ces événements, et puis rayé du livre des vivants.
Elle répondit à sa façon habituelle, encourageante : Je prends un plaisir infini à entendre l’affection et les faveurs que monseigneur l’archevêque vous prodigue. Et je ne crains pas du tout que vous soyez rayé, comme vous dites, de libro vivendum. Nul n’est prophète en son pays.
En lisant cela, Galilée secoua la tête.
— Nul n’est prophète nulle part, dit-il en regardant par sa fenêtre vers San Matteo, au nord. Et Dieu soit loué pour cela. Connaître l’avenir doit être une abominable malédiction, j’en suis absolument convaincu. Autant ne pas être un prophète en mon pays, mais un scientifique. C’est tout ce que je veux, être un scientifique.
Mais ce n’était plus possible. Toute cette vie s’en était allée. Il était maintenant assis dans les jardins de Sienne, et ne voyait rien. Piccolomini essayait de l’intéresser à d’autres problèmes de mouvement et de forces, mais même ces vieux amis n’arrivaient pas à le sortir de son marasme. Il restait assis, à attendre son courrier. Si la lettre de Maria Celeste n’arrivait pas quand il l’attendait, il pleurait. Certains jours, c’est à peine si on pouvait le convaincre de quitter le lit.