Il serra le bras de Galilée comme si c’était de sa propre fille qu’il parlait.
— Elle est tellement déshydratée qu’elle ne pourra pas s’en remettre.
— Combien de temps ? demanda Galilée.
— Une journée. Peut-être moins.
— Je reviendrai dès que j’aurai réglé certaines choses. Veillez à ce qu’elle reçoive les sacrements.
— C’est déjà fait. Je vais vous raccompagner chez vous.
Il se traîna jusqu’à l’allée du village, si familière déjà qu’elle lui semblait être la seule allée qu’il ait jamais arpentée. À Il Gioello, ils trouvèrent la porte occupée par un petit groupe de clercs de Florence, menés par le vicaire de l’Inquisition locale.
— Que voulez-vous ? demanda brusquement Galilée.
Le vicaire bomba le torse pour bien souligner l’importance de sa déclaration.
— Sa Sainteté le pape vous interdit de continuer à pétitionner le Saint-Office de Florence pour obtenir votre liberté de mouvement, faute de quoi vous serez transporté dans votre prison du Saint-Office de Rome.
Galilée le regarda. Geppo et la Piera observaient la scène avec horreur, depuis le jardin ; sûrement, le maître allait éclater, pris d’une de ses fureurs noires. Il allait tabasser ces prélats, et son compte serait bon.
Finalement, Galilée dit :
— J’essayais d’obtenir la permission d’aller à Florence voir mes docteurs.
— Il vous est interdit d’essayer.
Galilée agita la main et entra sans un mot. Nous regardâmes les clercs s’entretenir, le visage écarlate, puis s’en aller.
Cette nuit-là, Galilée retourna au couvent et s’assit à côté de Maria Celeste, tenant sa main glacée. Elle était inconsciente et respirait à peine. Pendant un moment, Arcangela vint et pleura, le visage dans son tablier, au creux de son coude. Elle colla même son visage contre Galilée, sans le regarder. À la dixième heure de la nuit, après la cloche des secondes matines, Maria Celeste mourut.
Trente-trois ans. Le même âge que le Christ. Une fiancée du Christ, sa petite sainte, sainte Maria Celeste, maintenant céleste, en vérité. S’il n’en avait pas fait une nonne, il lui aurait trouvé un mari et une dot… Les pauvres clarisses étaient trop pauvres, elles mouraient de leurs vœux. Elle aurait pu élever ses petits-enfants et diriger Il Gioello, la sainte du Joyau.
On était le 2 avril 1634.
Le silence s’abattit sur la maisonnée sans sommeil. Un silence qui contrastait tellement avec les cris et les hurlements que Galilée laissait toujours échapper quand il était malade ou désespéré que ceux qui le vécurent n’arrivaient pas à y croire. Ils comprenaient maintenant que ses crises précédentes étaient comme le rugissement d’un lion qui a une épine dans la patte, le rugissement de quelqu’un qui a l’intention d’empêcher tout le monde de dormir quand lui n’y parvient pas. Rien de tel, à présent. Pas un bruit ne sortait de sa chambre fermée. La maisonnée trouvait ce silence terrible à entendre, il leur tintait aux oreilles comme une noirceur au cœur de toute chose. Par pitié, gémissez, se disaient-ils tous, hurlez, par pitié, hurlez au ciel et maudissez le pape et même Dieu, s’il vous plaît, battez-nous jusqu’à nous mener à un battement de cil de la mort, pitié, tout mais pas ce silence, tellement insupportable qu’ils entraient dans sa chambre, le servaient impassiblement et ressortaient, s’appuyaient des deux bras aux murs et sanglotaient ; et dans les nuits muettes, ils se blottissaient dans la cuisine ou se recroquevillaient en boule sur leur lit, écoutant, impuissants ; et même moi, vieux au-delà de tout sentiment et de toute santé mentale, malade de tout en ce monde, même moi je pleurais.
Il aurait mieux valu pour lui mourir dans les flammes.
20
Le Rêve
Un homme chevauchant haut dressé sur la roue de la Fortune Ne peut dire qui l’aime vraiment
Parce que ses véritables et faux amis sont debout côte à côte Et lui montrent une égale dévotion.
Mais s’il devait vivre des moments difficiles Sa cour de flatteurs s’esquiverait.
Seuls ceux qui aiment avec le cœur
Resteront debout auprès de lui quand il sera mort au monde.
20.1
Un long moment passa et ne passa pas dans cette maison de douleur ; le vieil homme traînait au lit, incapable de dormir ou de se réveiller. Lorsqu’il réussissait à s’endormir, il dormait comme un mort et envoyait promener quiconque l’incitait à se lever. Et puis, si la Piera y parvenait malgré tout, il se traînait sur le patio et s’y recouchait. On ne pouvait le convaincre de manger. Parfois, il faisait une incursion à la cuisine et emportait une miche de pain dans le jardin, s’asseyait par terre et déchirait avec ses dents un bout de pain qu’il mâchait sinistrement. Quand il avait fini, il lui arrivait de se mettre à arracher les mauvaises herbes sous les légumes, mais il arrachait aussi souvent les jeunes pousses que les mauvaises herbes, les yeux aveuglés par les larmes. De toute façon, il n’y voyait presque plus de l’œil droit. Parfois il renonçait et s’allongeait par terre. À son bureau, il se contentait de remuer ses papiers et de les regarder, sans les voir. Il finissait par écrire quelques lettres, répondre à certains messages de sympathie. L’écriture était devenue son langage. Et il lui était peut-être plus facile de parler à des étrangers. À un correspondant français qu’il connaissait à peine, il écrivit :
Ici, je vis dans le silence, rendant souvent visite au couvent voisin, où mes deux filles étaient nonnes. Quoique les chérissant toutes les deux, j’appréciais particulièrement l’aînée, femme d’un esprit délicat, d’une bonté singulière, et qui m’aimait tendrement. Sa santé s’était beaucoup dégradée pendant mon absence, et elle n’avait pas suffisamment pris soin d’elle-même. Elle fut emportée par la dysenterie après six jours de souffrance, me laissant dévasté par le chagrin et incapable de parler. Et par une sinistre coïncidence, en rentrant chez moi du couvent, en compagnie du docteur qui venait de me dire que son état était sans espoir et qu’elle ne passerait pas la journée du lendemain, ce qui malheureusement se confirma, j’ai trouvé là le vicaire de l’inquisiteur. Il m’a informé d’un mandement du Saint-Office de Rome m’enjoignant de cesser de quémander des grâces, faute de quoi on m’enverrait pour de bon dans les geôles du Saint-Office. Ce dont j’infère que mon présent emprisonnement n’aura de cesse que lorsqu’il aboutira à l’autre qui nous est commun à tous, des plus stricts et destiné à durer éternellement.
À une autre lointaine connaissance il écrivit :
Je suis en proie à une tristesse et une mélancolie infinies, alliées à un extrême manque d’appétit. Un perpétuel manque de sommeil m’effraie, me rendant odieux à moi-même, et j’entends continuellement les appels de ma fille bien-aimée.
Pendant ce long silence, la Piera faisait marcher la maisonnée. Elle laissait tomber la nourriture dans l’assiette du maestro avec le même air absent, méthodique, qu’elle avait pour couper la tête des poulets. Galilée mangeait comme s’il était mort. Il avait entendu le silence qui montait des ténèbres abyssales. Il savait maintenant que tous les gémissements qu’il avait poussés après son procès n’étaient rien. Être désespéré par le jugement des autres, juste pour une idée, c’était absurde. Enfin, le chagrin aussi était une idée. Et plus on vieillissait, plus on avait de chagrin en soi. Il y avait probablement une équation pour ce changement de chagrin, un taux d’accélération. Comme quand on laissait tomber une pierre. On rassemblait tous ses soi-même juste au moment de s’écraser à terre, si bien qu’ils partaient tous à vau-l’eau. La tempête de sable tombe à terre, ses trombes de vent disparues, les atomes, les affections de ce champ particulier dispersés. Si quelque chose en était conservé, pensait-il, assis dans le jardin, en train de regarder les signes du printemps dans les plantes, cela devait être dans les générations suivantes. Une chose qui pourrait être utilisée. C’était tout ce qui resterait dans le temps.