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Un après-midi, en allant au couvent à pied, il tomba sur sœur Arcangela. Elle fut surprise de le voir et détourna le visage.

— Assieds-toi, lui dit-il. J’ai apporté des cédrats confits.

Et il s’assit sur un banc au soleil. Elle refusait de parler, mais il était difficile de résister aux cosses de cédrat. Elle finit par s’asseoir tout au bout du banc. Elle prit les cosses et les mangea, sans cesser de regarder de l’autre côté. Au bout d’un moment, elle se roula en boule sur le banc comme une chatte, lui tournant le dos, mais de telle façon que l’arrière de sa tête touchait la jambe de son père. Elle semblait s’être endormie.

Galilée resta assis là, à regarder les fraisiers à ses pieds. Les nouvelles feuilles sortaient du sol, minutieusement pliées. Une nouvelle feuille était toujours un miracle quand on la regardait de près. La petite plante émergeait de la boue brune, granuleuse et peu engageante. De la terre humide, rien de plus. Et pourtant, il y avait des feuilles. La terre, l’eau, l’air, le feu subtil du soleil, faisant entrer la vie dans toute chose. Un Dieu sait quoi dans le mélange de tout ça, et un Dieu sait quoi au-delà… Pendant un long moment, Galilée resta là à regarder, se sentant à la limite de la compréhension, de la clarté de vision. Le sentiment enfla en lui ; il prit conscience du fait que c’était une émotion qu’il avait toujours éprouvée, que sa vie entière avait été un cas de presque-vu prolongé. Presque vu ! Presque compris ! Le ciel bleu vibrait tout entier de cette sensation.

Avant de rentrer chez lui, il alla voir la mère abbesse. Récemment, Arcangela avait quitté le couvent et erré dans les rues d’Arcetri et les sentiers des alentours, jusqu’à ce que quelqu’un s’en rende compte et qu’il faille partir à sa recherche. Galilée dit à la mère abbesse :

— Si elle sort, laissez-la partir. Elle reviendra toujours pour le souper. Sinon, j’enverrai l’un des garçons la chercher.

Et puis, parce qu’il était vieux, parce qu’il avait tout perdu et que tous ceux qu’il chérissait le plus étaient morts, parce que la vie n’avait plus de sens et qu’il n’avait plus rien à faire pour remplir ses heures préposthumes, il se prit à mettre par écrit les résultats des expériences auxquelles ils s’étaient livrés, Mazzoleni et lui, à Padoue, quarante ans auparavant.

Pour l’aider à se lancer, nous disposâmes ses vieux folios sur la table sous l’arcade, comme si nous les avions sortis pour les épousseter. Parfois, il tournait les pages, puis, avec un gros soupir, il prenait une plume et jetait quelques notes, ou transcrivait une conversation qui se déroulait dans sa tête. Ce n’était qu’une façon de passer le temps avant que la mort l’emporte ; au début, du moins.

Et puis, d’une façon ou d’une autre, il se prit au jeu, et il se remit à transpirer et à grommeler comme au bon vieux temps. Travailler, travailler, travailler ; le travail de la pensée, de comprendre une chose qui n’avait jamais été comprise auparavant ; c’était le travail le plus dur du monde. Et il adorait ça. Il en avait besoin. Arcangela ne voulait toujours pas lui parler, même s’il lui arrivait de s’aventurer jusqu’à la maison et de venir rôder autour de la porte, comme un chien perdu. Dame Alessandra était en Allemagne, et les lettres qu’il lui envoyait étaient fatalement limitées en longueur, surtout parce que la plupart des choses qu’il aurait voulu lui dire ne pouvaient être mises par écrit mais seulement traduites en commentaires sur le jardinage et le temps. Les heures qui suivaient les matinées durant lesquelles il écrivait ces lettres lui pesaient lourdement. Et pourtant le livre de sa vie restait encore à écrire. Alors, au boulot.

Presque tout le matériau était dans sa tête, ou en tout cas dans ses notes, depuis bien avant 1609, avant que l’arrivée du télescope bouleverse sa vie. Il avait rédigé des notes et fait des croquis des diverses propositions à l’état brut au cours de ses intenses années de collaboration avec Mazzoleni, dans l’atelier de Padoue, pensant déjà à l’époque coucher tout cela par écrit sous forme de livre durant l’année scolaire suivante. Il y avait maintenant trente ans qu’il avait arrêté, et certaines des notes avaient été transcrites par Guiducci et Arrighetti, mais il n’avait pas rouvert la plupart de ses carnets depuis cette époque. Certaines pages lui posèrent même de sérieuses difficultés de compréhension. C’était comme de lire l’écriture d’un autre homme ; et il supposait que c’était bel et bien le cas, parce qu’il revoyait à présent les travaux d’un Galilée complètement différent, plus jeune et plus souple d’esprit. Et si tous ces « moi » du passé n’avaient aucune importance, quoi qu’ils aient pu écrire ? se demandait-il. Et si la seule personne qui importait vraiment était celle qu’on était maintenant ? Parce que c’est comme ça, et pas autrement.

Il se mit donc au travail et s’absorba dans la géométrie. L’horrible année 1634 passa. Une nouvelle récolte poussa dans les champs, il y avait des mauvaises herbes à arracher, l’une après l’autre. Et puis, au bout d’un certain temps, il en arriva à ne plus pouvoir distinguer son chagrin de tout le reste. C’était le monde qui était comme ça. Ainsi allait-il.

Les pages s’empilaient. Il continuait à faire dialoguer entre eux Salviati, Sagredo et Simplicio. Nous pensions tous que cette petite bravade était bon signe ; l’emploi de ces noms n’avait pas été interdit, la forme du dialogue n’avait pas été interdite, et pourtant ils rappelleraient à tous le livre qui avait été interdit. Évidemment, il était vraisemblable qu’ils interdiraient celui-ci avant même sa publication. Le Dialogo et les Discorsi – deux livres très dangereux, car trop réels.

Il trouva intéressant de revoir ses vieilles notes et ses schémas. Ce faisant, il ne pouvait s’empêcher de repenser également à toutes les autres choses qui étaient arrivées à Padoue, quand il écrivait ces pages. Dix-huit longues années passées à enseigner les mathématiques à des étudiants, à Il Bo, à vivre dans la maison de la Via Vignali – à faire cours, diriger des étudiants, travailler sur la boussole militaire, inventer de nouveaux instruments, essayer de déterminer diverses qualités et propriétés dans les démonstrations d’atelier. Là, par exemple, il y avait une page sur le poids de l’air comparé à celui de l’eau. Toutes ces années passées à prendre le bac pour Venise, pour boire, manger et bavarder avec ses amis, pour s’amuser avec les deux cent quarante-huit filles, et plus tard pour voir Marina. Tout n’était qu’un immense bazar, une espèce de carnaval dans sa tête ; en fait, il était incapable d’associer une expérience donnée à une année donnée, comme si elles étaient toutes d’une pièce : Padoue. C’était curieux, mais cette époque lui donnait à la fois l’impression d’avoir eu lieu la veille et d’être séparée de lui par un abîme d’un million d’années – encore une manifestation de l’étrange dualité du temps. Étrange aussi qu’il se soit si furieusement débattu pour échapper à cette vie, alors qu’elle se révélait avoir été précisément la période la plus heureuse qu’il ait jamais connue ! Comment avait-il pu être aussi stupide ? Comment avait-il pu ignorer ce qu’il avait ? Il y avait une profonde stupidité dans l’ambition, une cécité dans cette façon guindée de se prendre au sérieux. Ce refus d’apprécier le moment présent, et donc de reconnaître le bonheur – et pourtant, il n’y avait rien de plus important, de profiter de cette sensation que quelque chose tintait en lui, qui l’envahissait quand il discernait une preuve, ou comme lors de cette première nuit avec Marina, ou parfois sur le bac, à l’aube, quand il traversait la lagune pour regagner la terre ferme. C’était ça, les moments qui comptaient.