Il avait l’impression d’agripper une branche pour se sortir d’un maelström.
— Après vous.
Malgré son effort pour rester calme, il était ébranlé par des émotions pareilles à des vents de tempête. De la peur, de l’appréhension à l’idée de ce qui l’attendait – la terreur que lui inspirait toute chose –, mais aussi une vive exaltation. Le premier homme capable de comprendre cette expérience. À savoir, un voyage parmi les étoiles.
Il primi al mondo.
Ils approchèrent des tours blanches, qui paraissaient toujours faites de glace. Cela faisait peut-être une heure qu’ils marchaient, l’étranger et lui, et il voyait le pied des tours depuis une demi-heure. Autrement dit, cette lune était probablement moins grosse que la Terre – sa taille devait plutôt se rapprocher de celle de la lune de la Terre. L’horizon semblait tout proche. La glace sur laquelle ils marchaient, également striée de raies plus claires ou plus foncées, était criblée de milliers de trous minuscules et parfois marquée par des collines circulaires très basses. Elle devait être blanche à l’origine, et seule la lumière de Jupiter la teintait en jaune.
D’un côté des tours blanches, un arc d’aigue-marine pâle se détacha sur le fond blanc. L’étranger le conduisit vers cet arc, qui se révéla être une large rampe sculptée dans la glace. Celle-ci descendait selon une pente très faible vers une arche ou un portail qui donnait sur une longue et large salle.
Ils s’y dirigèrent. La salle au toit de glace était fermée par une immense porte à double battant, comme celle d’une cité, devant laquelle ils attendirent, une fois arrivés au pied de la rampe. Puis les portes devinrent transparentes et un groupe de personnes vêtues de blouses et de pantalons colorés de tous les tons de Jupiter se dressèrent devant eux, dans ce qui ressemblait à une sorte de vestibule. L’étranger effleura légèrement l’arrière du bras de Galilée et l’invita à pénétrer dans cette antichambre.
Ils passèrent sous une autre arche. Le groupe leur emboîta le pas sans un mot. Leurs visages semblaient vieux et cependant jeunes. La vaste salle décrivait une légère courbe vers la gauche, au-delà de laquelle ils parvinrent à une espèce de surplomb où de larges marches descendaient devant eux. De ces hauteurs, ils contemplaient une cité caverneuse qui s’étendait vers le proche horizon, entièrement teinté de bleu-vert sous un plafond de glace opaque également bleu-vert, immensément haut. Bien que tamisée, la lumière était plus que suffisante pour y voir ; elle était un peu plus vive que la lumière de la pleine lune sur Terre. Un bourdonnement, ou un rugissement lointain, emplit les oreilles de Galilée.
— La lumière bleue va plus loin, s’aventura-t-il à dire, pensant aux Alpes lointaines par temps clair.
— Exactement, répondit l’étranger. La lumière se propage par ondes, et les différentes couleurs sont des ondes de différentes longueurs, le rouge étant la plus courte, le bleu la plus longue. Plus grande est la longueur de l’onde, plus loin elle pénètre dans la glace, l’eau ou l’air.
— Jolie couleur, répondit Galilée, surpris, tout en se demandant ce que l’étranger voulait dire quand il affirmait que la lumière progressait par ondes. Cela expliquait peut-être certains rebonds optiques entre deux lentilles qu’il avait remarqués pendant qu’ils travaillaient sur leur lunette.
— Je suppose, en effet. Ici, ils éclairent certaines zones avec des sources de lumière artificielle, pour donner plus d’éclat aux choses et leur procurer tout le spectre lumineux.
Il indiqua un bâtiment qui brillait dans le lointain comme une lanterne jaune.
— Mais en général, ils la laissent ainsi.
— Ça vous fait ressembler à des anges.
— Et pourtant nous ne sommes que des hommes, comme je crains que vous ne l’appreniez bientôt.
L’étranger le conduisit dans un amphithéâtre, si bien enfoui dans le sol de la ville qu’ils ne le virent qu’en arrivant au niveau du bord incurvé des sièges supérieurs. En plongeant le regard vers le bas, Galilée constata plusieurs ressemblances avec des théâtres romains qu’il avait observés. Les dizaines de rangées de sièges du bas étaient occupées, et il y avait d’autres gens debout sur la scène ronde. Ils portaient tous des blouses amples et des pantalons bleus, jaune pâle, ou les couleurs de Jupiter caractéristiques de ceux qui accompagnaient Galilée. Au centre de la scène, une sphère blanche brillait au-dessus d’un piédestal. Un réseau de fines lignes noires lui fit penser qu’il pouvait s’agir d’un globe représentant la lune sur laquelle ils se trouvaient.
— Le Conseil ? demanda Galilée.
— Oui.
— Que voulez-vous que je dise ?
— Parlez en tant que premier scientifique. Dites-leur de ne pas tuer ce qu’ils étudient. Et de ne pas se tuer non plus en l’étudiant.
L’étranger lui fit descendre les marches de l’amphithéâtre, en le tenant maintenant fermement par le haut du bras. Galilée éprouva de nouveau cette étrange sensation de ne plus avoir de poids ; il rebondissait comme s’il avait été dans un lac, avec de l’eau jusqu’au cou.
L’étranger s’arrêta plusieurs marches au-dessus du groupe et fit une annonce, d’une voix forte, dans une langue que Galilée ne reconnut pas. Et puis, avec un très léger décalage, il entendit aussi la voix de l’homme dire en latin :
— Je vous présente Galileo Galilei, le premier scientifique.
Tout le monde leva les yeux vers eux. L’espace d’un instant, ils restèrent immobiles, et beaucoup d’entre eux prirent un air surpris, voire réprobateur.
— Ils ont l’air étonnés de nous voir, remarqua Galilée.
L’étranger opina du chef.
— Ils veulent être des veaux, et donc ils se conduisent comme des veaux. Venez.
Comme ils descendaient, certains des personnages vêtus de jaune ou d’orange s’inclinèrent. Galilée leur rendit leur courbette, comme il aurait fait devant le Sénat vénitien – auquel ce groupe ressemblait un peu, dans la mesure où ils semblaient âgés, et sans doute habitués à l’autorité. Cela dit, beaucoup étaient des femmes. En tout cas, c’est ce que Galilée supposa ; elles portaient le même genre de blouse et de pantalon que les hommes. Si un monastère et un couvent du Nord avaient mêlé leurs populations, et n’avaient pu traduire leur richesse que par le beau tissu de leurs simples vêtements, c’est à cela qu’ils auraient pu ressembler.
Malgré le saupoudrage de courbettes respectueuses, nombreux furent ceux qui, dans le groupe, s’élevèrent contre l’irruption de l’étranger. Une femme vêtue de jaune prononça quelques mots dans une langue que Galilée ne connaissait pas, et à ses oreilles se fit à nouveau entendre une traduction en latin – un latin prononcé d’une voix masculine, et accentué comme celui de l’étranger. Elle disait :
— Encore une intrusion illégale ! Vous n’avez pas le droit d’interrompre une séance du Conseil, et une prolepse aussi dangereuse que celle-ci ne sera pas autorisée à changer le cours du débat. En réalité, c’est une action criminelle, et vous le savez parfaitement. Qu’on appelle les gardes !
L’étranger continua à guider Galilée vers le bas des marches puis sur la scène circulaire jusqu’à ce qu’ils se retrouvent parmi les gens debout là. Presque tous étaient considérablement plus grands que Galilée, et il leva les yeux vers eux, étonné par leurs visages, si fins et si pâles – magnifiquement sains, mais marqués par un mélange de signes de jeunesse et de vieillesse très étrange à ses yeux.
Le guide de Galilée s’approcha de la femme qui avait protesté et se baissa pour leur parler, à elle et à son groupe, dans leur langue, de sorte qu’une fois encore Galilée entendit une traduction légèrement différée à son oreille.