— Au moins, ç’aurait été rapide. Alors que décliner comme ça, morceau par morceau… Si seulement je pouvais trébucher sur une marche et me cogner la tête, ce serait fini. Alors laisse-moi tranquille ! Laisse-moi tranquille ou je te donne un coup de pied. Je sais où tu es. »
Il arrivait à reconnaître toutes sortes d’herbes rien qu’en les touchant, et continuait à s’asseoir dans le jardin, le matin, même s’il ne faisait qu’écouter les oiseaux et sentir le soleil sur son visage. Il avait ressorti son luth, l’avait fait réparer, en avait fait retendre les cordes et s’était remis à jouer. Et comme les cals de ses doigts s’épaississaient, il en jouait de plus en plus, nous donnant encore et encore les chansons qu’il connaissait, fredonnant ou marmonnant dans un baryton rauque les paroles de certaines d’entre elles. Il jouait souvent une petite suite que son père avait composée, ainsi que des arrangements musicaux pour l’Arioste et le Tasse, et de longues mélodies sinueuses de sa propre composition. La Piera dirigeait la maisonnée avec Geppo et les autres anciens serviteurs. Viviani faisait office de secrétaire et de scribe pour Galilée. Je continuais d’être son serviteur personnel. Un nouvel étudiant, Torricelli, s’installa pour prendre des cours de mathématiques. Les choses se poursuivaient à leur façon.
Et puis Alessandra Buonamici revint. Elle se montra au printemps de 1640, annonçant que la mission diplomatique de son mari les avait ramenés de façon inattendue à Florence. Elle se dressa là, dans sa chambre ; elle lui toucha le bras, lui laissa toucher son visage.
— Oui, je suis là, dit-elle.
Une fois encore, Galilée était sauvé par un étranger apparu à un moment clé de sa vie. Cette fois, c’était une étrangère – Alessandra. Elle avait maintenant près de quarante ans, n’avait pas d’enfants, était grande et forte. Elle venait le voir presque tous les jours, seulement accompagnée par un ou deux serviteurs. Elle lui apportait des cadeaux qu’il pouvait toucher ou manger : des écheveaux de laine, différents tissus de lin, des fruits séchés, des bouts de fer forgé, des polygones taillés dans des blocs de bois, des fragments de corail. Il se penchait en avant sur son fauteuil et frottait les échantillons entre ses doigts et contre sa joue, ou il empilait des cubes en lui parlant de cohésion et de la résistance du bois.
Je me languis de vous entendre, lui écrivait-il quand elle ne pouvait pas venir. Il est si rare de trouver des femmes comme vous, capables de parler si sensément des choses.
Elle lui répondait avec encore plus d’audace : J’essaie de trouver un moyen de venir vous voir et de rester toute une journée avec vous sans provoquer un scandale. Elle suggérait des plans fantastiques, des choses dont elle savait pertinemment qu’elles ne se produiraient jamais, mais dont elle savait aussi qu’il prenait plaisir à les imaginer – ils pourraient aller faire du bateau sur l’Arno, elle pourrait faire venir une petite voiture à Arcetri et l’emmener à Prato où ils passeraient plusieurs journées tous les deux, et ainsi de suite. Patience ! écrivait-elle.
J’ai n’ai jamais douté de votre affection pour moi, répondait-il, certain que vous, dans le peu de temps qu’il me reste peut-être, savez combien d’affection coule en moi pour vous. Il l’invita à venir avec son mari et à rester quatre jours. On ne sait pourquoi, cela n’arriva jamais.
La vie à Il Gioello se contracta sur elle-même, la Piera orchestrant les faits et gestes de toute la maisonnée, le jeune Viviani presque toujours au côté du maestro, au point que Galilée devait parfois lui ordonner de ficher le camp. Souvent, il désirait seulement rester allongé sur son divan, à l’ombre, ou s’étendre sur la terre du jardin, à arracher des mauvaises herbes. On voyait bien que le contact de la terre, qu’il embrassait, le réconfortait. Il se recroquevillait sur le côté dans une position qui rappelait celle d’Arcangela.
Mais il était célèbre dans toute l’Europe, à cause de ses livres, et du procès. Les visiteurs étrangers demandaient souvent s’ils pourraient le visiter. Il accédait toujours à ces requêtes, qui flattaient sa vanité, brisaient la routine quotidienne et l’aidaient à passer le temps. Il recommandait seulement à ses visiteurs d’être discrets, ce qu’ils étaient généralement, en tout cas au début. Après leur départ, ils voulaient cependant raconter au monde entier l’histoire de leur visite. C’était gratifiant. Galilée était un personnage sur la grande scène de l’Europe – un vieux lion, édenté et aveugle, mais un lion quand même. Pour les protestants, son histoire témoignait de la corruption de l’Église catholique romaine, ce qui n’était pas un rôle qu’il aimait jouer ; il sentait qu’il était une victime non de l’Église mais de la corruption de l’intérieur de l’Église, ainsi qu’il essayait de le faire comprendre quand il en avait l’occasion.
Je n’espère aucun secours, écrivait-il à un partisan appelé Peiresc, et cela parce que je n’ai commis aucun crime. Je pourrais espérer un pardon si j’avais fauté. Avec les coupables, un prince peut faire preuve d’indulgence, mais contre quelqu’un qui a été condamné à tort alors qu’il était innocent, il est opportun de faire preuve de rigueur, afin de sauver les apparences de la légalité. On aurait dit du Machiavel, un auteur qu’il connaissait bien. Galilée lui aussi avait rencontré son prince, et il avait été torturé pour cela, tout comme Machiavel.
Il faut croire qu’une traduction du Dialogue avait été publiée en Angleterre ; Galilée ne l’apprit que lorsque des Anglais commencèrent à se présenter à sa porte. L’un des premiers, un certain Thomas Hobbes, l’informa de la traduction et voulut discuter philosophie, faisant tenir à Galilée des propos qu’il n’avait pas envie de tenir. Comme ils s’entretenaient en latin (cela dit, l’Anglais avait une façon très étrange de prononcer le latin, qui semblait vaguement lui rappeler quelque chose), il put orienter la conversation vers des sujets sur lesquels il se sentait plus à l’aise. Si bien que Hobbes repartit sans dénonciation ou blasphème à citer.
Deux plus jeunes Anglais se montrèrent plus sympathiques, au début du moins. Ils voyageaient en Europe ensemble : un certain Thomas Hedtke, et un dénommé John Milton. Hedtke était le plus agréable des deux, mais c’est Milton qui parla presque tout le temps ; en plus d’un excellent latin, il parlait un toscan à couper au couteau, mais néanmoins compréhensible, ce qui était une capacité très inhabituelle chez un étranger. Il parlait beaucoup donc ; il n’avait pas l’air d’avoir entendu ce proverbe à destination des voyageurs dans les contrées étrangères, selon lequel il faut parler avec ipensieri stretti e il viso sciolto, « les pensées fermées, mais le visage ouvert ». Il déclara qu’il était doué en langues et savait parler l’espagnol, le français, le toscan, le latin et le grec. Et il avait un millier de questions, la plupart orientées, faites pour donner une mauvaise image du pape, ainsi que des jésuites, pour lesquels il semblait avoir une détestation particulière, ce qui était assez drôle parce qu’il était très jésuite lui-même.
— Ne pensez-vous pas que le jugement rendu contre vous était une tentative de réaffirmer le fait que l’Église romaine a le droit de dicter ce que nous sommes autorisés à penser ou non ?
— Pas tant ce que vous pouvez penser que ce que vous pouvez dire.
— Précisément ! Ils revendiquent le droit de décider qui peut parler !
— Oui. Mais des règles de ce genre, il y en a dans toutes les sociétés.