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Ce qui fit taire le jeune homme pendant un moment. Il était assis sur un tabouret installé près du divan de Galilée. Hedtke était sorti dans le jardin avec Carlo Dati, l’ancien étudiant de Galilée qui avait amené les deux Anglais à Arcetri. Maintenant, Milton était accroupi à côté de lui et lui posait des questions. Les Médicis étaient-ils des tyrans, étaient-ils des empoisonneurs, croyaient-ils à l’enseignement de Machiavel ? Galilée croyait-il ce que Machiavel enseignait ? Savait-il qui était le plus grand poète italien après l’incomparable Dante ? Parce que Milton, oui – c’était le Tasse ! Galilée savait-il quels énormes bénéfices étaient accordés par la chasteté ?

— Je ne les ai pas remarqués, marmonna Galilée.

— Et plus encore, les avantages conférés par cette sage et grave doctrine, la virginité ?

Galilée resta coi. Il voyait à nouveau qu’il y avait des hommes qui étaient à la fois d’une haute intelligence, et profondément stupides. Ce qu’il avait lui-même été pendant la plus grande partie de sa vie, et maintenant il était un peu plus tolérant qu’il ne l’aurait été il y avait quelques années encore. Il s’efforçait constamment de ramener la conversation sur Dante, faute d’un meilleur sujet de conversation. Il ne voulait pas en entendre davantage sur l’immense supériorité de la foi protestante réformée, qui était le sujet de conversation préféré du jeune homme. Aussi parlait-il de Dante et de ce qui en faisait la grandeur.

— N’importe qui peut rendre l’enfer intéressant, disait-il. C’est le purgatoire qui compte.

À ces mots, Milton éclata de rire.

— Mais le purgatoire n’existe pas !

— Vous avez une rude foi. Vous, les protestants, n’êtes pas complètement humains, à ce qu’il me semble.

— Vous continuez de chercher à défendre l’Église de Rome ?

— Oui.

Le jeune homme ne pouvait pas être d’accord avec ça, ainsi qu’il le lui dit, en long et en large. Galilée essaya de couper court à son laïus en expliquant qu’il avait fait des études, quand il était jeune, pour être moine, et puis qu’il avait remarqué dans la cathédrale une lampe qui, après avoir été allumée par un acolyte, oscillait, et qu’en mesurant la période des oscillations au moyen des battements de son pouls il avait acquis la certitude que, quelle que soit l’amplitude du mouvement pendulaire de la lampe, elle mettait toujours le même temps pour le décrire.

— Quand j’ai vu cette vérité, je me suis mis à sonner comme une cloche.

— C’était Dieu qui vous disait de quitter l’Église de Rome.

— Je ne crois pas.

Galilée but encore un peu de vin et sentit la même vieille tristesse s’emparer de lui comme un autre pendule animé d’un battement cosmique régulier. Il avait envie de dormir. Comme n’importe quel imbécile, le jeune cuistre abusait de son hospitalité. Galilée cessa de l’écouter, dériva dans une sorte de somnolence. Il se réveilla en entendant le jeune homme dire que la cécité était une sorte de châtiment qui l’aurait frappé.

— L’aveugle a encore une vision intérieure, répondit-il. Et ceux qui voient sont parfois les plus aveugles de tous.

— Pas s’ils se protègent sous le bouclier de leurs prières, élevées directement vers Dieu.

— Mais les prières ne sont pas toujours exaucées.

— Elles le sont quand on prie pour ce qu’il faut.

Galilée ne put réprimer un rire.

— Je suppose que c’est vrai, dit-il. Je veux ce que Jupiter veut.

Il n’existait pas de mots susceptibles d’atteindre le jeune homme. On ne pouvait jamais enseigner à autrui ce qui était important. Les choses importantes, on devait les apprendre soi-même, presque toujours en faisant des erreurs, et les leçons arrivaient trop tard pour être d’une aide quelconque. L’expérience était, en ce sens, inutile. C’était précisément ce qui ne pouvait être transmis dans une leçon ou une équation.

Le jeune étranger était assis là à pérorer dans son italien bizarre. Galilée somnola à nouveau, rêva de plonger dans l’espace. Lorsqu’il se réveilla, le jeune homme s’était tu, et Galilée ne savait plus trop s’il était encore dans la pièce.

— L’orgueil mène à la chute, murmura-t-il. Vous devriez vous souvenir de cela. Je le sais, j’ai été orgueilleux. Et je suis tombé. Ma mère m’a volé mes yeux. Et le favori doit tomber, à la fin, pour laisser place aux autres. La chute est notre vie, notre fuite. Si je pouvais le dire correctement, vous comprendriez. Oh oui, vous comprendriez. Parce que j’ai eu de tels rêves. Ma fille était comme ça.

Apparemment, le jeune importun s’était déjà éclipsé.

Galilée se rendormit. Lorsqu’il se réveilla, toute la maisonnée était silencieuse, mais il sentait que quelqu’un se tenait debout dans l’embrasure de la porte. La personne s’avança furtivement vers lui, et il sut que ce n’était pas l’Anglais. Il tapota son divan. Elle s’allongea par terre, à côté de lui, la tête appuyée sur son genou, silencieuse, ne pardonnant pas. Ils restèrent ainsi pendant un long moment.

Il finit par se rendormir, et dans son sommeil il fit un rêve. Il rêva qu’il était à l’église, en train de prier avec sa famille et ses amis. Autour de lui se tenaient Sarpi, Sagredo et Salviati, Cesi, Castelli, Piccolomini, Alessandra, Viviani et Mazzoleni ; et derrière, Cartaphilus et la Piera. À son côté, Maria Celeste. Près de l’autel, il vit que Marina et Maculano s’entretenaient d’un sujet ou d’un autre, pendant que Maculano préparait le service. Au-dessus de leur tête, la lampe qu’il avait vue quand il était enfant se balançait comme un pendule, sauf qu’il y avait maintenant un petit ressort au point d’attache ; un petit ressort qui, à chaque oscillation, donnait à la corde du pendule une petite impulsion supplémentaire lorsqu’il se trouvait près du point d’équilibre, de sorte que la lampe se balancerait éternellement, constituant une horloge qui indiquerait l’heure de Dieu lui-même. Ce ressort était une bonne idée.

Dans cette église, l’autel était constitué de deux de ses grands plans inclinés où tout le monde, sous la direction de Maculano, menait des expériences sur la chute des corps, déplaçant les cadres magnifiquement ouvragés d’une façon ou d’une autre, lâchant les balles, chronométrant leur chute grâce à de l’eau coulant dans des calices. Marina laissait tomber les balles, Mazzoleni souriait de son sourire édenté et tout le monde chantait l’hymne « Tout se meut en Dieu ». Fra Sarpi écarta les bras et dit : « Ces ondes s’étendent loin dans l’espace, et font vibrer non seulement les cordes, mais aussi n’importe quel autre corps qui se trouve avoir la même période. » Et Sagredo dit : « Il arrive qu’une merveille soit diminuée par un miracle. »

Ensuite, ils disposèrent deux plans en forme de V et placèrent à leur base une petite courbe d’ivoire pour les relier, afin que la balle roule en douceur d’un plan à l’autre. Mazzoleni plaça la cloche de l’atelier en haut du deuxième plan, sur le côté. Dame Alessandra, sa tête touchant la courbe du dôme, tendit la main et lâcha une balle du haut du premier plan : une chute à la verticale, une longue montée en décélération, et puis la balle heurta le côté de la cloche. Et Galilée entendit la cloche tinter sur tous les mondes.

Puis il tomba de nouveau malade. La maladie l’avait déjà si souvent cloué au lit qu’il mit un moment à comprendre que cette fois, c’était différent. Ses reins le faisaient souffrir, son urine était trouble. Les docteurs furent appelés, mais ils ne pouvaient rien faire. Ses reins le lâchaient. On lui interdit le vin, mais la Piera lui en glissait malgré tout une coupe ou deux, la nuit.

Lorsque la situation se dégrada sérieusement, au point qu’il se remit à gémir comme il ne l’avait plus fait depuis la mort de Maria Celeste, nous envoyâmes une lettre, et dame Alessandra se montra sans s’être fait annoncer. Elle s’assit au chevet de Galilée et lui lava le visage avec un linge trempé dans l’eau froide. Parfois, il lui tendait la corbeille et elle lui lisait tout haut les lettres de Maria Celeste. Sans qu’on sache trop comment, il n’était plus question ni de manque de nourriture, ni de dents arrachées, ni de catarrhes. Seuls restaient les échanges de recettes, les prières de dévotion, les commentaires sans mansuétude sur son frère, les expressions d’amour, d’amorevolezza. Alessandra lui faisait la lecture d’une voix calme, lointaine. Elle parlait d’autres choses, faisait de petites plaisanteries pince-sans-rire, et Momus, le dieu du Rire, descendait brièvement sur eux.