Выбрать главу

« Vous me rappelez quelqu’un, disait Galilée. J’aimerais tant me souvenir de qui.

— Nous sommes tous tout le monde. Et nous nous souvenons tous de tout. »

En sortant, elle me regarda et secoua la tête.

— Il faut que j’y aille, dit-elle. Je ne peux pas continuer. Pas alors qu’il suffirait d’un jour pour le guérir.

Le lendemain, elle ne revint pas. À la place, elle lui envoya une lettre. Viviani la lut à Galilée et il l’écouta en silence. Il dicta sa réponse.

Votre lettre m’a trouvé au lit, gravement indisposé. Merci beaucoup, beaucoup, pour la courtoisie que vous m’avez toujours témoignée, et pour vos condoléances, qui me trouvent maintenant dans la détresse et l’infortune.

Ce fut sa dernière lettre. Quelques jours plus tard, il sombrait dans l’inconscience. Cette nuit-là, les loups des collines hurlèrent, et il se tordit tellement dans son lit qu’il nous sembla qu’il avait entendu leur appel. À l’aube, il mourut.

La maisonnée erra sans but dans la lumière crue du matin. Évidemment, il était vrai que nous venions de perdre notre employeur, et ce n’était pas une petite partie de notre désespoir ; à part pour Sestilia, Vincenzio comptait pour rien. Mais c’était plus que ça ; il était évident que maintenant que le maestro était parti le monde ne serait plus jamais aussi intéressant. Nous avions perdu notre héros, notre génie, notre Polichinelle à nous.

C’est la Piera qui nous poussa à accomplir les terribles tâches de cette journée et des suivantes.

— Allez, il faut s’y mettre, dit-elle. Nous sommes tous des âmes, vous vous souvenez ? Nous existons les uns dans les autres. Pour le ramener, vous n’avez qu’à penser à ce qu’il ferait, ce qu’il dirait.

— Ha, fit Mazzoleni d’un ton endeuillé. Bonne chance !

Ferdinand II approuva le projet de Viviani d’offrir à Galilée une importante commémoration, qui comprendrait des oraisons funèbres publiques et la construction d’un mausolée en marbre ; mais le pape Urbain VIII refusa d’autoriser les premières comme le second. Ferdinand se soumit à ce refus, et le corps de Galilée fut donc enterré en privé, dans la chapelle des novices de l’église franciscaine de la Sainte-Croix, dans une alcôve minuscule située sous le campanile. Cette crypte improvisée était presque une tombe anonyme.

Le pape Urbain avait alors soixante-quatre ans et Vincenzio Viviani, dix-neuf. À la mort d’Urbain, en 1644 (à onze heures et quart du matin, et l’on dit qu’à midi toutes les statues qu’il avait fait ériger à Rome étaient déjà abattues et réduites en miettes par des foules en rage), Viviani avait encore cinquante-cinq années à vivre. Il consacra chaque journée de ces cinquante-cinq années à la mémoire du maestro. Il paya pour la conception d’un monument qui devait être situé à Sainte-Croix, en face de la tombe du grand Michel-Ange ; leurs tombes formeraient alors un ensemble assorti. L’Art et la Science ensemble, soutenant l’Église. Tout en s’occupant de faire approuver et construire ce monument, Viviani passa plusieurs années à rassembler les papiers de Galilée ; et quelque part au cours de ce processus, il commença à écrire une biographie.

Un jour, alors qu’il travaillait sur ce projet, il vint me trouver à Arcetri et me demanda mon aide.

— Cartaphilus, que peux-tu me dire du signor Galilée ?

— Rien du tout, signor Viviani.

— Comment ça, « rien du tout » ? Tu dois bien savoir quelque chose que nous ignorons.

— Il avait une hernie. Et il avait du mal à dormir.

— D’accord, eh bien tais-toi. Mais tu vas m’aider à fouiller San Matteo.

— Comment pouvons-nous faire ça ?

Il apparut qu’un prêtre du coin lui avait donné un certificat nous autorisant à entrer dans le couvent. Il espérait trouver les lettres que Galilée avait envoyées à Maria Celeste, afin de les ajouter à l’immense collection de papiers, de recueils de notes et de volumes qui remplissaient maintenant une pièce entière de sa demeure. Jusque-là, on n’avait pas trouvé les lettres de Galilée à sa fille, et pourtant elles devaient être au moins aussi nombreuses que celles qu’elle lui avait envoyées – une pile que Viviani possédait, encore dans leur corbeille. Connaissant la prolixité de Galilée, et le destinataire concerné, cette correspondance devait former un aperçu unique de sa pensée, ainsi qu’une masse matérielle considérable, difficile à dissimuler. Et maintenant, pour Viviani, d’un intérêt dévorant.

Nous ne réussîmes pas à les trouver. Soit les nonnes les avaient brûlées, par crainte d’héberger une sorte d’hérésie, ce qui semblait la plus vraisemblable de diverses mauvaises explications, soit elles avaient été simplement jetées ou utilisées pour démarrer des feux de cuisine, nul ne pouvait le dire. En tout cas, elles demeurèrent introuvables.

D’autres années s’écoulèrent, et Viviani écrivit sa biographie du maestro dans les termes les plus dévoués, hagiographiques, qui se puissent imaginer. Il la fit publier, mais il voyait bien que la grande tombe dont il rêvait ne serait pas construite de son vivant. Les Médicis avaient perdu tout courage, s’ils en avaient jamais eu dans ce domaine, et Rome était implacable.

Finalement, Viviani commençait à être lui-même un vieil homme lorsqu’il fit couler une plaque et la fit fixer sur l’entrée de la petite pièce où Galilée était enterré, à Sainte-Croix. Il demanda dans son testament à être enterré dans la même pièce. Puis il fit retirer la porte d’entrée de sa maison et la changea en une sorte d’arcade. Nous l’aidâmes à replâtrer sa façade, car Salvadore et Geppo étaient devenus maçons. Quand ce fut fait, nous cimentâmes un buste de Galilée au-dessus de l’arcade. Ce monument improvisé en forme d’arche se dressait tout seul et désolé dans la rue d’un quartier résidentiel miteux de Florence. On aurait dit l’une de ces étrangetés architecturales qui fleurissent parfois dans les faubourgs modestes quand l’orgueil a fait perdre l’esprit à un propriétaire. Viviani était un peu comme ça, en fait. Mais c’était un homme qui écrivait à des savants dans toute l’Europe, tellement sérieux, tellement dévoué à toutes les bonnes causes de la ville qu’il était difficile de se moquer de lui. Nous installâmes de grands panneaux de marbre verticalement de chaque côté de l’arche, et sur ces dalles Viviani dressa la liste des découvertes de Galilée, peignant très soigneusement sur le marbre des mots qui devaient me servir de modèle à ciseler avec un burin.

Il nous arrivait parfois, en travaillant, de parler du maestro et du devenir de sa célébrité. Viviani exprimait un grand dédain pour le Français Descartes, qui avait été trop couard pour publier quoi que ce fût qui prêtât à controverse après la condamnation de Galilée, mais qui avait récemment diffusé une longue critique des Discorsi du maestro dans laquelle il énumérait pas moins de quarante erreurs supposées – qui étaient toutes, sauf deux, en réalité ses propres erreurs, d’après Viviani, alors que Galilée avait parfaitement raison. Je ne pus faire autrement que de rire quand Viviani dit que l’une des deux critiques justifiées de Descartes était de se moquer de Galilée parce qu’il avait cru à l’histoire des miroirs ardents d’Archimède.