Profondément outré par l’impertinence de Descartes, Viviani ne put que secouer la tête devant mon rire attristé. Geppo et Salvadore ne se formalisaient pas de son caractère grave et tentaient de le distraire par des taquineries sur l’aspect curieux que sa maison offrirait après tous ces travaux, et à quel point l’entrée allait être froide, sans sa porte. Mais il se contenta de reculer d’un pas pour la contempler et il soupira.
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Avec un peu de chance, mes neveux reprendront le flambeau.
Il ne s’était jamais marié et n’avait pas eu d’enfants.
— Je ne sais pas trop s’ils y arriveront, reprit-il en secouant la tête, mais j’espère que quelqu’un le fera.
Sa vie avait été bien étrange, me dis-je tout à coup. Rencontrer le maestro, vieux et aveugle, alors que vous avez dix-sept ans ; travailler avec lui jusqu’à sa mort, survenue alors que vous n’en avez que dix-neuf ; et puis continuer à travailler pour lui tout le reste de votre existence. J’arrêtai de sculpter, mis la main sur son épaule.
— Beaucoup de gens le feront, signor. Vous avez fait un bon début. Conserver ses papiers était énorme. Nul autre que vous n’aurait pu faire cela. Vous avez été un étudiant fidèle, un vrai galiléen.
C’est ce que je pensais à ce stade. Mais la frontière entre la dévotion et la folie est tellement ténue. Des années plus tard, il vint me voir dans la petite garenne de maisons basses entassées derrière San Matteo, et là, il me retrouva aussi vieux que d’habitude, et pas beaucoup plus. Il était impossible de dire mon âge. C’est comme si je n’en avais plus.
Alors que Viviani, de son côté, vieillissait vite. C’est dur de regarder vivre ces moucherons. La fin du dix-septième siècle approchait.
— Venez m’aider, dit-il alors, le visage crispé par l’intensité et par cette haute sérénité mystique dans laquelle certaines personnes sombrent quand elles entament un pèlerinage vers un endroit où, croient-elles, tout peut changer.
À ce moment-là, j’aurais pu le chasser. Mais je ne le fis pas. Il aurait pu essayer de m’entraîner par la force. Quoi qu’il en soit, c’était un regard auquel on ne pouvait rien refuser, même après toutes ces années. Je le suivis jusque derrière San Matteo, où leur propre petit mausolée était creusé dans la terre, plein de trous noirs de chaque côté, comme une ruche géante. C’était le crépuscule de la première nuit du carnaval, et tout le village était descendu à Florence pour assister aux défilés et aux feux d’artifice. Tout le monde sauf, ainsi que je le découvris, Geppo, Salvadore et une petite vieille rondouillarde alors occupée à balayer le sol de Sainte-Croix : la Piera. Viviani était resté en contact avec elle, tout comme moi.
Il savait précisément dans quel trou se trouvait le cercueil de Maria Celeste. Nous en soulevâmes l’extrémité et le tirâmes légèrement, à la lueur d’une lanterne où brillait une unique bougie. Le cercueil n’aurait pas été plus léger s’il avait été vide, mais dans cet espace restreint nous avions du mal à le prendre correctement.
— Signor Viviani, dis-je. Ce n’est pas une bonne idée.
— Tire !
Je continuai donc à tirer avec eux, jusqu’à ce que nous ayons réussi à le sortir et à le faire pivoter, afin de le transporter hors du mausolée. Je tenais les pieds, Viviani ouvrait la marche. Salvadore et Geppo étaient sur les côtés. La Piera portait la lanterne. Nous traversâmes la cour du couvent jusqu’à une petite carriole attelée à un âne, où se trouvaient déjà des outils de maçon, du sable à mortier et quelques seaux. Nous soulevâmes le cercueil, le plaçâmes à côté du sable et recouvrîmes le tout avec une bâche.
Viviani prit la corde de l’âne et nous conduisit sur le chemin d’Arcetri vers la grande route qui descendait des collines occidentales, où nous nous joignîmes à la foule du soir qui entrait dans la ville. Nous avions l’air de quatre pauvres domestiques suivant notre maître et son âne. Les fêtards du carnaval poussaient des cris et des hurlements en nous dépassant à toute allure.
Nous poursuivîmes notre route à travers Florence et son vacarme, vers Sainte-Croix, puis en bas des marches, dans la chapelle des novices. Là, sous le campanile, la tombe de brique était sombre et poussiéreuse. Viviani prit une masse des mains de Geppo et l’abattit sur le couvercle de la tombe.
— C’est une idée terrible, dis-je en baissant les yeux vers le couloir de pierre dont la porte ouverte donnait sur la rue. On va nous voir.
— Tout le monde s’en fout, dit-il amèrement. Personne ne s’en rendra compte.
— Absolument personne, dis-je. Même pas Galilée. Il est mort, signor.
— Il le verra du haut du ciel.
— Au ciel, ils n’en ont rien à fiche de nous. Ils en ont fini avec nous, et ils en sont bien contents.
Il haussa les épaules.
— Va savoir.
Nous tirâmes le lourd cercueil de Galilée hors de sa tombe ouverte, ce qui était une tâche bien plus difficile que de déplacer sa fille. Obéissant aux instructions de Viviani, nous plaçâmes dans la tombe le cercueil de Maria Celeste, si pitoyablement léger. On aurait tout aussi bien pu enterrer un chat. Salvadore et Geppo glissèrent quelques poutres dans les briques, au-dessus de son cercueil, pour former un support. Puis nous replaçâmes le cercueil de Galilée juste au-dessus de celui de sa fille, comme pour la protéger du ciel.
Les vieux garçons allèrent chercher un seau de plâtre dans leur carriole et remirent les briques sur la tombe, une par une, les scellant en place sur un autre ensemble de bois de construction.
Il y eut des bruits dans la rue, dehors, et pendant un moment nous nous figeâmes tous, de peur.
— C’est tellement absurde, protestai-je. Le maestro est mort et enterré. Nous pourrions nous attirer tellement d’ennuis, et il ne le saura jamais.
— S’il le savait, ça lui plairait, répondit Viviani.
20.2
Toi, Occasion, marche en tête, précède mes pas, ouvre pour moi des milliers et des milliers de chemins différents.
Marche, irrésolue, non reconnue et dissimulée, parce que je ne veux pas que ma venue soit trop aisément prévue.
Gifle la figure de tous les voyants, prophètes, devins, diseurs de bonne fortune et faiseurs de pronostics.
En un moment et simultanément, nous allons et venons, montons et nous rasseyons, restons et nous déplaçons. Laissons-nous alors couler de tout, à travers tout, dans tout, vers tout, ici avec les dieux, là avec les héros, ici avec les gens, ailleurs avec les bêtes.
S’il le savait, ça lui plairait.
C’est une façon de dire les choses, pas plus mauvaise qu’une autre. Faire ce que le maestro aurait aimé, et voilà tout. Viviani, qui croyait que l’âme de Michel-Ange, mourant, s’était incarnée dans le bébé Galilée au moment de sa naissance, les deux événements s’étant produits à peu près à la même heure, avait suivi ce principe toute sa vie. Il était mort quelques années après la nuit du carnaval, et il avait été enterré près de Galilée, comme il l’avait demandé, sans que personne remarque que les briques de la tombe du savant avaient été descellées et rescellées. Le temps que les héritiers de son neveu réussissent enfin à obtenir qu’un pape – Clément XII, un Florentin – approuve la construction du tombeau sophistiqué dont Viviani s’était fait le défenseur, on était en 1737. Lorsque la construction de ce tombeau fut achevée, ils déplacèrent les cercueils et eurent la surprise d’en trouver trois dans la petite tombe de Galilée. Ce qui s’était passé était alors évident, et les trois cercueils furent placés dans le nouveau monument, juste en face de la nef de Michel-Ange. L’Art et la Science enterrés côte à côte ! Avec un étudiant et une pauvre Clarisse, se promenant comme des fantômes dans le monde sans que personne les voie. Du corps de Galilée, ils prélevèrent une vertèbre, une dent et trois doigts pour servir de reliques. Le reste des trois corps est toujours là : Galilée, Maria Celeste et Vincenzio Viviani.