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Et il prit Galilée par le bras. Tout en l’entraînant précipitamment, il lui dit :

— Il est temps de vous remmener chez vous, avant qu’ils fassent quelque chose que nous regretterions tous. Je suis désolé qu’ils n’aient pas voulu vous écouter. Je pense que si vous aviez pu juger la situation vous auriez pris notre parti et exprimé notre point de vue avec clarté. Je ferai à nouveau appel à vous quand je serai plus assuré qu’on vous écoutera. Vous n’en avez pas fini avec cet endroit !

Ils arrivèrent à la large rampe qui sortait de la ville, franchirent ses portes et se retrouvèrent sur la surface jaunâtre. Des gens vêtus de bleu leur barrèrent la route, et dans un unique rugissement l’étranger et son groupe se précipitèrent sur eux. Un bref combat s’ensuivit, et Galilée, titubant en l’absence de son propre poids, esquiva plusieurs petits paquets de braillards. S’il avait été en train de rêver, il aurait été heureux de balancer quelques coups de poing lui-même, car dans ses rêves il était beaucoup plus téméraire et violent que dans la vie. Le fait qu’il retint ses coups donnait donc la mesure de l’écart avec le rêve, et la profondeur de la réalité. Il ne savait même pas quelle faction soutenir. Aussi se fraya-t-il un chemin comme s’il s’était trouvé sur l’Arno gelé, en écartant les bras pour reprendre son équilibre. Tout à coup, dans ses déambulations, l’étranger et un autre homme le prirent par les bras et l’emmenèrent précipitamment.

À une certaine distance de la mêlée, les compagnons de l’étranger avaient installé la grande lunette d’approche et procédaient aux derniers réglages. Peut-être était-ce la même que celle qui s’était trouvée sur la terrasse de Galilée, peut-être en était-ce une autre, identique.

— Veuillez rester à côté, dit l’étranger. Regardez dans l’oculaire, s’il vous plaît. Vite. Mais avant, respirez donc ça…

Il leva un petit encensoir et vaporisa un brouillard froid dans le visage de Galilée.

4

Les Phases de Vénus

Afin de ne pas trop alourdir les âmes en cours de transmigration, le Destin interrompt les mutations en faisant boire l’eau du fleuve Léthé.

Ainsi, par l’oubli, elles sont protégées dans leurs affections et avides de se préserver dans leur nouvel état.

Giordano Bruno, L’Expulsion de la Bête triomphante

4.1

Galilée se réveilla allongé par terre près de sa lunette, le tabouret renversé à côté de lui. Le ciel nocturne brillait à l’est, et Mazzoleni le secouait par l’épaule.

— Maestro, vous devriez aller vous coucher…

— Comment ?

— Vous étiez plongé dans une sorte de transe. J’étais déjà venu vous voir, mais je n’avais pas réussi à vous réveiller.

— Je… J’ai fait un rêve, je crois.

— Ça ressemblait plutôt à une transe. Une de vos syncopes.

— C’est possible…

Sur la longue liste des mystérieuses maladies de Galilée, l’une des plus mystérieuses était une tendance à sombrer dans un genre d’apathie pendant des intervalles qui allaient de quelques minutes à trois ou quatre heures, état dans lequel ses muscles étaient parfaitement rigides. Son ami médecin, le célèbre Fabrizio d’Acquapendente, avait été incapable de traiter ces syncopes, qui étaient chez la plupart des gens accompagnées par des convulsions ou des attaques de haut mal. Seuls quelques malades comme Galilée se retrouvaient simplement paralysés.

— Je me sens tout drôle, disait à présent Galilée.

— Vous devez être complètement courbatu.

— J’ai fait un rêve, je crois. Je ne m’en souviens pas très bien. C’était bleu. Je parlais avec des gens bleus. Apparemment, ça semblait important.

— Vous avez peut-être repéré des anges avec votre lunette.

— C’est possible.

Galilée accepta la main que lui tendait l’artisan et se releva. Il observa la maison, l’atelier, le jardin, que la lumière de l’aube teintait de bleu. C’était comme…

— Marc’Antonio, à ton avis, se pourrait-il que nous ayons été en train de faire quelque chose d’important ?

— Personne d’autre ne fait ce que vous faites, admit Mazzoleni avec une moue dubitative. Mais, évidemment, il se pourrait juste que vous soyez fou.

— Dans mon rêve, c’était important, insista Galilée.

Il se traîna vers le divan, sous le portique, se jeta dessus et tira une couverture sur son corps.

— Il faut que je dorme.

— Bien sûr, maître. Ces syncopes doivent être terriblement fatigantes.

— Laisse-moi tout de suite.

— Bien sûr.

Mazzoleni s’en alla et Galilée s’assoupit.

Lorsqu’il se réveilla, c’était dans la fraîcheur du petit matin. Le soleil caressait le haut du muret du jardin. Les belles-de-jour méritaient on ne peut mieux leur nom. De pâles écharpes rouges et blanches palpitaient dans le bleu du ciel.

Le vieux serviteur de l’étranger était debout là, devant lui, et lui tendait une tasse de café.

Surpris, Galilée eut un mouvement de recul. Sur son visage, on lisait la peur.

— Que fais-tu là ?

Il commençait à se rappeler l’apparition de l’étranger, au cours de la nuit, mais pas grand-chose en dehors de ça. Il y avait eu une grande et lourde lunette dans laquelle il avait regardé après s’être assis sur un tabouret…

— J’ai cru que tu faisais partie du rêve !

— Je vous ai apporté du café, dit le vieillard en baissant les yeux et en regardant sur le côté comme pour s’effacer. J’ai entendu dire que la nuit avait été longue pour vous.

— Mais qui es-tu ?

Le vieil homme poussa la tasse plus près du visage de Galilée.

— Je sers les gens.

— Tu sers l’homme de Kepler ! Vous êtes venus me voir hier soir !

Le vieux leva les yeux sur lui et souleva à nouveau la tasse.

Galilée la prit et avala le café brûlant.

— Que s’est-il passé ?

— Je ne peux le dire. Vous avez fait, cette nuit, une syncope qui a duré une heure ou deux.

— Mais seulement après avoir regardé dans la lunette de ton maître ?

— Je ne peux le dire.

Galilée le regarda.

— Et ton maître, où est-il ?

— Je ne sais pas. Il est parti.

— Il va revenir ?

— Je ne peux le dire. Je pense que oui.

— Et toi ? Que fais-tu là ?

— Je peux vous servir. Votre gouvernante m’embauchera, si vous lui dites de le faire.

Galilée l’observa attentivement, en réfléchissant. Quelque chose d’étrange s’était passé, cette nuit-là, il en avait la conviction. Ce vieux schnock pourrait peut-être l’aider à se le remémorer – ou l’aider à se dépatouiller de tout ce qui pourrait s’ensuivre. Il commençait déjà à avoir l’impression que le vieux avait toujours été là.

— Très bien. Je le lui dirai. Quel est ton nom ?

— Cartaphilus.

— « Celui qui aime les cartes » ?

— Oui.

— Et tu aimes les cartes ?

— Non. Pas plus que je n’ai été cordonnier[1].

Galilée fronça les sourcils, et le congédia d’un geste.

— J’en parlerai à ma gouvernante.

Et c’est ainsi que je suis entré au service de Galilée, avec l’intention (comme toujours, et toujours avec le même insuccès) de me faire aussi effacé que possible.

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1

Allusion au mythe du juif errant, censé à l’origine être un cordonnier qui aurait craché sur le Christ portant sa croix et aurait été condamné à errer éternellement. (N.d.T.)