Dans les jours qui suivirent, Galilée dormit en pointillé, à l’aube et après le dîner. La nuit, il restait éveillé pour regarder dans sa lunette Jupiter et les petites étoiles qui orbitaient autour, sa curiosité maintenant avivée par une étrange sensation au creux de l’estomac. Chaque nuit, il marquait la position des quatre lunes en utilisant la notation I, II, III et IV : I étant la plus proche de Jupiter dans les orbites qu’il démêlait à présent, et IV la plus éloignée. Suivre et chronométrer leurs mouvements lui procurait un sentiment de confiance croissant dans le temps qu’il fallait à chacune d’elles pour faire le tour de Jupiter. Il avait constaté tous les signes que l’on pouvait attendre d’un mouvement circulaire observé latéralement. Ce qui se passait là-haut était de plus en plus clair.
De toute évidence, il lui fallait publier ces découvertes, afin d’établir son antériorité en tant que découvreur. Mazzoleni et les artisans avaient maintenant fabriqué une centaine de lunettes, mais une dizaine seulement d’entre elles permettaient de voir les nouvelles petites planètes ; elles n’étaient visibles qu’avec des occhialini d’un grossissement de trente fois, ou parfois de vingt-cinq, quand ils avaient eu de la chance avec le polissage. (Quelles autres choses avaient été agrandies vingt-cinq ou trente fois ?) Les difficultés posées par la fabrication d’un instrument de cette puissance le rassuraient. Il était peu probable que quelqu’un d’autre voie les étoiles jupitériennes et publie la nouvelle avant lui. Pourtant, mieux valait faire vite. Il n’y avait pas de temps à perdre.
— Je vais vraiment faire regretter à ces bâtards de Vénitiens l’offre qu’ils m’ont faite ! déclara-t-il joyeusement.
Il en voulait encore aux sénateurs d’avoir mis son honnêteté en doute quand il leur avait présenté la lunette de son invention. Il mettait un point d’honneur à être honnête, une vertu dont il se targuait avec une telle vigueur que cela en devenait un défaut. Il détestait aussi leur misérable augmentation, qui ne devait même pas prendre effet avant le début de la nouvelle année, et qui paraissait à présent de plus en plus inadéquate. Et vraiment, pendant toutes les années qu’il avait passées à Padoue – dix-huit, maintenant –, il avait gardé dans un coin de sa tête la possibilité de retourner à Florence.
Ignorant le petit malentendu qui s’était créé l’année précédente avec Belisario Vinta, il rédigea une autre note au style fleuri en accompagnement de sa plus belle lunette, expliquant qu’il l’offrait à celui de tous ses étudiants qu’il avait le plus aimé, et qui était maintenant le grandissimo grand-duc Cosme. Il décrivit ses dernières découvertes sur Jupiter et demanda s’il serait autorisé à donner aux nouvelles petites étoiles jupitériennes qu’il avait découvertes un nom qui rappelait celui de Cosme. Auquel cas, le grand-duc préférait-il l’appellation d’Étoiles Cosmiennes, qui résultait de la fusion entre Cosme et cosmique, ou qu’il donne aux quatre étoiles les noms de Cosme et de ses trois frères ; ou encore devait-il les appeler toutes ensemble les Étoiles Médicéennes ?
Vinta écrivit en retour, le remerciant pour la lunette et l’informant que le grand-duc préférait le nom d’Étoiles Médicéennes, qui rendait le mieux hommage à sa famille et à la ville qu’elle dirigeait.
— Il a accepté la dédicace ! hurla Galilée à la maisonnée.
C’était un coup d’éclat stupéfiant. Galilée poussa des hurlements de triomphe en fonçant dans tous les coins, secouant tout le monde et ordonnant qu’on débouche une fiasque de vin pour fêter l’événement. Il lança un plat de céramique très haut en l’air et le regarda avec jubilation exploser sur la terrasse, faisant sursauter les garçons.
La meilleure façon d’annoncer cette dédicace au monde consistait à l’insérer dans le livre qu’il terminait sur toutes les découvertes qu’il avait faites. Il mit les bouchées doubles pour l’achever ; le fait de travailler jour et nuit le rendait irritable, mais il n’avait pas le choix. La nuit, alors qu’il était seul, il se sentait gigantesquement grandi par tout ce qui l’attendait. Parfois, il était obligé de faire une pause et d’arpenter le jardin pour réorganiser les pensées qui se bousculaient dans sa tête, les divers immenses avenirs qui s’étendaient devant lui comme des visions. Il ne se relâchait que le jour, dormant aux heures les plus incongrues et s’en prenant à la maisonnée et à tout ce qu’elle représentait. Il noircissait ses pages à toute vitesse.
Il rédigea le livre en latin pour qu’il soit immédiatement compréhensible dans toutes les cours et universités d’Europe. Il y décrivait ses trouvailles astronomiques dans l’ordre plus ou moins chronologique, sous forme de narration. Les passages les plus longs et les meilleurs étaient ceux qui concernaient la Lune, qu’il rehaussa de jolies gravures faites à partir de ses dessins. Les sections sur les étoiles et les quatre lunes de Jupiter étaient plus brèves, et se bornaient pour l’essentiel à énoncer ses découvertes, assez surprenantes en elles-mêmes pour ne pas avoir besoin d’être enjolivées.
Il raconta, non sans circonspection, comment lui était venue l’idée d’occhialino ou de perspicullum :
Il y a une dizaine de mois, une rumeur est parvenue à nos oreilles selon laquelle une lunette d’approche avait été fabriquée par un certain Hollandais, grâce à laquelle certains objets visibles, bien que très éloignés de l’œil de l’observateur, pouvaient être vus avec netteté, comme s’ils se trouvaient tout près. Cela m’amena à me consacrer totalement à l’investigation des principes et à imaginer les moyens par lesquels je pourrais arriver à l’invention d’un instrument similaire, et je parvins à ce résultat peu après, sur la base de la science de la réfraction.
Quelques opacités stratégiques à cet endroit, mais c’était bon. Il se mit d’accord avec un imprimeur vénitien, Tomaso Baglioni, pour une publication à cinq cent cinquante exemplaires.
La première page, qui était un frontispice illustré, disait en latin :
LE MESSAGER DES ÉTOILES
Révélant de grands, d’inhabituels et de remarquables spectacles,
les ouvrant à la considération de tout homme,
et surtout des philosophes et des astronomes ;
TELS QU’OBSERVÉS PAR GALILEO GALILEI,
Gentilhomme de Florence,
Professeur de Mathématiques à l’Université de Padoue,
AVEC L’AIDE D’UN PERSPICULLUM,
récemment inventé par lui,
à la surface de la Lune,
dans d’innombrables Étoiles Fixes,
dans les Nébuleuses, et surtout,
dans QUATRE PLANÈTES
en rotation rapide autour de Jupiter
à des distances et selon des périodes différentes,
et connues de personne avant que l’Auteur les distingue récemment
et décide qu’elles devraient être nommées
LES ÉTOILES MÉDICÉENNES
Venise, 1610
Les quatre premières pages suivant le grand poème qu’était ce frontispice étaient une dédicace à Cosme Médicis, d’un style exceptionnellement fleuri, même pour Galilée. Jupiter était ascendant à la naissance de Cosme, ainsi qu’il le soulignait : Se déversant de toute sa splendeur et grandeur dans l’air le plus pur, afin que dès leur tout premier souffle Votre tendre petit corps et Votre âme, déjà dotés par Dieu de nobles ornements, puissent s’abreuver de ce pouvoir universel… Votre incroyable clémence et bonté… Sérénissime Cosme, Très Noble Héros… Lorsque vous aurez surpassé Vos pairs Vous serez encore en compétition avec Vous-même, avec cette âme et cette grandeur que Vous surpassez tous les jours, Très Miséricordieux Prince… Du plus loyal serviteur de Votre Altesse, Galileo Galilei.