Galilée serra les dents et assuma les corvées du déménagement. Il fallait s’attendre à cette réaction, ça faisait juste partie du prix à payer pour obtenir un patronage. C’était signe du fait que les Vénitiens lui accordaient de la valeur tout en profitant de lui, signe aussi qu’ils en avaient conscience, se sentaient coupables, et préféraient éprouver de la colère plutôt que de la culpabilité, la transmutation de l’une en l’autre étant aisée. Il fallait que ce soit sa faute.
Il se concentra sur les problèmes pratiques. À lui seul, l’emballage du contenu de la grande maison prit des semaines, et cela pile au moment où ses travaux astronomiques arrivaient à un point crucial. Heureusement, c’était un travail de nuit, aussi la bousculade bruyante et poussiéreuse de la journée importait-elle peu, car il pouvait toujours se réveiller après un souper tardif suivi d’une sieste, s’asseoir sur son tabouret et procéder à ses observations pendant les longues nuits froides. Ce qui impliquait de renoncer au sommeil, mais comme de toute façon il n’avait jamais été un gros dormeur et se contentait, parfois pendant plusieurs mois d’affilée, de voler des bribes de sommeil, ça n’avait pas d’importance. Tout cela était trop passionnant pour qu’il s’interrompe.
« Ce qui doit être fait peut être fait, disait-il d’une voix rauque à Mazzoleni tout en les harcelant, lui et ses gens, pour qu’ils s’activent. Nous aurons tout le temps de dormir quand nous serons morts. »
Durant cette période, il dormit quand le ciel était couvert.
Aussi la maisonnée l’évitait-elle, le matin, car il avait souvent les nerfs à fleur de peau, ou, dans le meilleur des cas, il était au moins vaguement confus et mélancolique. Il lançait des objets à la tête de ceux qui avaient la bêtise de venir l’embêter pendant les quelques heures dont il avait besoin pour reprendre ses esprits, et même quand il avait l’air de dormir profondément, il pouvait flanquer des coups de pied d’une précision vicieuse.
Une fois réveillé, gémissant et bâillant sur son lit, il rompait le jeûne avec des restes, puis allait se promener dans le jardin. Il arrachait quelques mauvaises herbes, cueillait un citron ou une grappe de raisin, puis retournait affronter la journée : l’agitation, la correspondance, les élèves, les comptes rendus, les problèmes domestiques. Un long dîner ou un souper comprenait généralement des raviolis sucrés, du veau, de grandes tourtes au porc, au poulet, aux oignons, à l’ail, aux dattes, aux amandes, au safran et autres épices, ainsi que des salades et des pâtes, le tout arrosé de vin et conclu par du chocolat ou de la cannelle. La nuit, tout le monde s’effondrait dans son lit alors qu’il sortait sur la terrasse, seul, pour procéder à ses observations, à l’aide des lunettes astronomiques fabriquées au printemps ; il n’y aurait plus d’autre amélioration avant l’installation à Florence.
Mais avant cela, évidemment, il fallait s’occuper de Marina. Depuis qu’elle était tombée enceinte, Galilée lui avait procuré les sommes nécessaires à la location et à l’entretien d’une petite maison sur le Ponte Corvo, au coin de chez lui, de sorte qu’il pouvait parfois y déposer les filles en allant donner des conférences à Il Bo. Maintenant, Virginia avait dix ans, Livia neuf, et Vincenzio quatre. Ils avaient passé toute leur vie entre les deux maisons, même si les filles étaient le plus souvent dans la grande maison de Galilée, où les domestiques s’occupaient d’elles. Il y avait des décisions à prendre.
Galilée se dirigea à grands pas vers le Ponto Corvo, malheureux, se préparant à l’inévitable altercation. C’était un homme bâti comme un tonneau, avec une barbe rousse et des cheveux hirsutes, mais en cet instant il avait l’air tout petit. Dans de tels moments, il ne pouvait s’empêcher de penser à son pauvre père. Vincenzio Galilée avait été piétiné comme une carpette par la pire mégère de toute l’histoire de l’humanité. Pas un jour de sa vie ne s’était écoulé sans que Giulia se déchaîne sur lui, Galilée l’avait vu de ses propres yeux. À côté de ce vieux dragon, une femme qui avait de l’éducation et qui savait précisément où enfoncer sa lame, Marina ne pesait pas lourd. À vrai dire, Giulia constituait encore, à ce jour, une présence plus effrayante pour Galilée que Marina, malgré le regard noir de cette dernière, sa langue à la pointe de cobalt et son solide bras droit. Il avait essuyé tellement d’engueulades dans sa vie qu’il était devenu expert, un vrai connaisseur en la matière, de même qu’il ne faisait aucun doute qu’elle était championne du monde au maniement du rouleau à pâtisserie. La tête basse de son père, le pli amer aux coins de sa bouche, la façon dont il prenait son luth pour en pincer les cordes, jouant des airs deux fois plus vite et fortissimo, ce qui ne faisait que servir d’accompagnement aux arias mortelles de Giulia, tellement plus sonores que le luth – ces scènes étaient toujours vivaces dans l’esprit de Galilée, et il passait encore du temps à les refouler.
Et pourtant, à ce jour, il était parti pour vivre et endurer les mêmes tourments que son père. Peut-être était-ce une erreur que de se mettre en ménage avec une femme plus jeune, comme ils l’avaient tous les deux fait ; aucun doute que cela provoquait un déséquilibre fondamental, peut-être tout simplement le mépris naturel de la jeunesse pour la vieillesse. Quoi qu’il en soit, c’était comme ça : encore un Galilée debout sur le seuil, sur le point de se faire flageller, hésitant à frapper – craignant de frapper à la porte.
Il frappa. Elle répondit en criant, sachant de qui il s’agissait rien qu’à la façon dont il avait toqué.
Il entra. Elle s’occupait bien de son ménage, rien à redire de ce côté-là. Peut-être ne le faisait-elle que pour souligner la pauvreté du mobilier, ou le chaos et l’aspect répugnant de sa demeure à lui. Enfin, elle était là, debout dans l’entrée de la cuisine, en train de s’essuyer les mains, plus belle que jamais, et pourtant les années n’avaient pas été tendres avec elle. Les cheveux noirs, les yeux noirs, un visage qui lui coupait encore le souffle ;le corps qu’il aimait, la main sur la hanche, le torchon jeté sur l’épaule.
— Je suis au courant, lui dit-elle.
— Je m’en doutais.
— Alors ? Et maintenant ?
Elle le regardait, sans rien attendre. Rien à voir avec la fois où il lui avait expliqué comment ils allaient s’arranger, assis sur la fondamenta de Venise, alors qu’elle était enceinte de cinq mois. Ça, ça avait été pénible. Là, ce n’était qu’une formalité ennuyeuse. Il y avait bien des années qu’ils n’étaient plus amoureux. Elle fréquentait un homme près des docks, sur le canal, un boucher, à ce qu’il croyait savoir. Et lui avait ce qu’il voulait. Et pourtant, ce regard, cette fois-là, à Venise – tout cela se projetait dans le moment présent, c’était encore là, entre eux. Il était particulièrement sensible aux regards, sans doute la conséquence du fait qu’il avait grandi avec Méduse en guise de mère.
— Les filles vont venir avec moi, dit-il. Vincenzio est trop jeune. Il a encore besoin de toi.
— Ils ont tous besoin de moi.
— J’emmène les filles à Florence.
— Ça ne va pas plaire à Livia. Elle déteste ta maison. C’est trop bruyant pour elle, il y a trop de gens.
Galilée poussa un soupir.
— Ce sera plus grand. Et je ne prendrai plus d’étudiants.
— Tu es donc devenu un courtisan.
— Je suis le philosophe du prince.
Elle éclata de rire et lâcha :
— Plus de boussoles.
— Absolument.
Ils se turent tous les deux, pensant peut-être à la façon dont la boussole avait été, pour eux, l’objet d’une plaisanterie qui revenait continuellement.