— Bon, alors, c’est bien, dit-elle enfin. On reste en contact.
— Oui, bien sûr. Je continuerai à payer pour cette maison. Et j’aurai besoin de voir Vincenzio. D’ici quelques années, il viendra s’installer à Florence, lui aussi. Tu pourras peut-être venir à Florence toi aussi, si tu le souhaites.
Elle le regarda. Elle avait encore le don de le fustiger d’un regard. La crispation des coins de sa bouche lui rappelait son propre père, et il éprouva une pointe de remords, pensant que maintenant c’était peut-être lui, la Giulia. Une pensée horrible – mais il ne pouvait rien y faire, sinon hocher la tête et prendre congé, la nuque brûlante, embrasée par ce regard de feu.
Et pendant tout ce temps, il continua d’observer le ciel et de tenter de convaincre de l’utilité de sa lunette astronomique. Occhialino, visorio, perspicullum – les gens lui donnaient toutes sortes de noms, et lui aussi. Il envoya d’excellentes longues-vues au duc de Bavière, à l’électeur de Cologne et au cardinal del Monte, entre autres nobles de la cour et de l’Église. Il était bien évidemment désormais au service des Médicis, mais ceux-ci voudraient certainement que les capacités de sa lunette soient connues d’autant de grandes puissances européennes que possible. Et il était important pour établir la légitimité de ce que Galilée rapportait dans son livre de le faire confirmer ailleurs par des personnages influents. Il avait entendu dire qu’il y avait des gens, tel Cremonini, qui refusaient de regarder dans une lunette ; d’autres qui prétendaient que ses nouvelles découvertes n’étaient que des illusions d’optique, des artefacts produits par l’instrument lui-même. En vérité, il avait effectué une démonstration désastreuse à Bologne, quand il avait essayé de montrer au célèbre astronome Giovanni Magini les Étoiles Médicéennes ; il n’avait réussi à en voir lui-même qu’une seule – peut-être parce que les trois autres étaient cachées derrière Jupiter, mais cet argument n’était pas facile à faire valoir, surtout que cet odieux arriviste bohémien de Martin Horky était là, ricanant à chaque mot, manifestement ravi que les choses ne se déroulent pas comme prévu. Après quoi il apprit que Horky avait écrit à Kepler pour lui raconter que le visorio était une imposture, inutile pour l’astronomie.
Kepler en avait vu suffisamment d’autres pour ignorer les coups de poignard dans le dos, surtout de la part d’un crapaud méprisable de cette espèce, mais la lettre qu’il écrivit en retour, typiquement longue et incohérente, soutenant les découvertes de Galilée, publiée, afin que le monde puisse la lire, sous la forme d’un livre intitulé Dissertatio cum Nuncio Sidereo, était d’une certaine façon tout aussi nuisible que les stupidités de Horky. Que Kepler n’ait pas les idées très claires n’était une nouveauté pour personne – même si, jusqu’alors, cela avait toujours fait rire Galilée. Une fois, pour amuser ses artisans, il avait traduit en toscan la déclaration de Kepler selon laquelle la musique des sphères était littéralement un bruit produit par les planètes, un chœur sur six notes qui évoluait du majeur au mineur selon que Mars était au périhélie ou à l’aphélie. Cette idée avait fait rire Galilée si fort qu’il n’arrivait plus à lire.
« Le titre du chapitre est “Quelle planète chante d’une voix de soprano, laquelle est l’alto, laquelle le ténor et laquelle la basse !” Je vous jure ! Le plus grand astronome de notre époque ! Il admet qu’il n’a aucune base pour tout ça, en dehors de ses propres désirs, et il conclut que Jupiter et Saturne doivent chanter la basse, Mars le ténor, la Terre et Vénus la partie de l’alto, et Mercure le soprano ! »
Alors l’atelier s’était mis à chanter une harmonie à quatre voix, l’une de leurs chansons paillardes les plus salaces, remplaçant tous les noms de filles habituels par « Vénus » !
Voilà ce qu’était Kepler : une source inépuisable de plaisanteries. Maintenant, en découvrant le plaidoyer de Kepler en faveur des découvertes qu’il avait effectuées avec son télescope, Galilée éprouvait un malaise qui allait croissant au fur et à mesure de sa lecture. Des tas de gens allaient lire cela, mais une bonne partie des éloges de Kepler étaient tellement tirés par les cheveux qu’ils étaient à double tranchant :
Il se peut que je paraisse faire preuve de précipitation en acceptant si volontiers vos assertions sans le soutien de mes propres expériences. Mais pourquoi ne devrais-je pas croire un mathématicien des plus érudits, dont le style même atteste de la sûreté de son jugement ? Il n’a pas l’intention de se livrer à la supercherie dans une vulgaire tentative de publicité, non plus qu’il ne prétend avoir vu ce qu’il n’a pas vu. Parce qu’il aime la vérité, il n’hésite pas à s’opposer même aux opinions les plus répandues, et à endurer avec équanimité les railleries de la foule.
Quelles railleries de la foule ? D’abord, il n’y en avait pas eu tant que cela, et ensuite, Galilée ne les endurait pas avec équanimité. Il aurait volontiers tué tous ceux qui le critiquaient. Il aimait la bagarre de la même façon que les taureaux sont attirés par le rouge – non parce qu’il est de la couleur du sang, à ce qu’on dit, mais parce qu’il est de la couleur des parties turgescentes de la vache en chaleur. Galilée aimait se battre ainsi. Et jusque-là, il n’avait jamais perdu un combat. Rien ne pouvait lui être plus étranger que l’équanimité.
Et puis, plus loin, dans le soutien vaseux que lui apportait Kepler, celui-ci lui demandait ce qu’il voyait dans son perspicullum quand il regardait « le coin gauche du visage de l’homme qui était dans la Lune », parce qu’il se trouvait que Kepler avait sur cette région une théorie qu’il présentait maintenant au monde : d’après lui, cette marque était l’œuvre d’êtres intelligents qui vivaient sur la Lune, et qui devaient donc supporter des journées équivalentes à quatorze journées terrestres. Aussi Kepler écrivait-il :
Ils souffrent d’une chaleur insupportable. Peut-être manquent-ils de pierre pour ériger des abris contre le soleil. D’un autre côté, leur sol est probablement aussi collant que l’argile. En conséquence de quoi leur plan de construction est le suivant. Creusant des champs énormes, ils en extraient la terre et la montent en cercle, peut-être dans le but d’en extraire l’humidité du fond. De cette façon, ils peuvent se cacher dans l’ombre profonde derrière les monticules qu’ils ont excavés et, afin de suivre le mouvement du soleil, se glisser à l’intérieur, restant à l’ombre. Ils ont en quelque sorte une ville souterraine. Ils établissent leur domicile dans de nombreuses grottes taillées dans ces talus circulaires. Ils placent leurs champs et leurs pâtures au milieu, pour éviter d’être obligés de sortir trop loin de leurs fermes dans leur fuite devant le soleil.
Galilée resta bouche bée à la lecture de tout cela. Il commençait à redouter l’apparition de l’expression en conséquence de quoi dans l’œuvre de Kepler, un tic d’écriture qui marquait toujours avec précision l’endroit où la logique était abandonnée.
Pourtant, quelques pages plus loin, c’était pire. Kepler parlait de la différence, que Galilée avait lui-même relevée en regardant dans sa lunette, entre la lumière des planètes et celle des étoiles fixes : Quelle autre conclusion peut-on tirer de cette différence, Galilée, sinon que les étoiles fixes génèrent leur lumière de l’intérieur alors que les planètes, étant opaques, sont illuminées de l’extérieur ; c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Bruno, que les premières sont des Soleils alors que les secondes sont des Lunes ou des Terres ?