Galilée lâcha un puissant gémissement. Le seul fait de voir le nom de Bruno dans la même phrase que le sien avait suffi à lui retourner l’estomac.
Puis arriva un passage qui le glaça et lui donna en même temps une bouffée de fièvre. Après les félicitations de Kepler pour avoir découvert les lunes de Jupiter, après son assertion non fondée selon laquelle il devait y avoir un but à ces nouvelles lunes – et un faux syllogisme expliquant que, puisque la Lune de la Terre existait pour le plaisir des gens de la Terre, les lunes de Jupiter devaient exister pour le plaisir de ceux de Jupiter, Kepler concluait que ces habitants devaient être très heureux de contempler cette disposition merveilleusement variée.
La conclusion est assez claire. Notre Lune existe pour nous sur la Terre, pas pour les autres globes. Ces quatre petites lunes existent pour Jupiter, pas pour nous. En conséquence de quoi chaque planète, de même que ses occupants, est servie par ses propres satellites. De cette ligne de raisonnement nous déduisons avec le plus fort degré de probabilité que Jupiter est habitée.
Galilée flanqua cette dinguerie par terre avec un juron et sortit dans son jardin, se demandant pourquoi son hilarité s’était si vite transformée en effroi.
— Kepler n’est qu’une crétin ! hurla-t-il à Mazzoleni. Son raisonnement est complètement délirant ! Les habitants de Jupiter !? Où diable est-il allé chercher ça ?
Mais pourquoi cette lecture le dérangeait-elle tant ?
L’étranger… l’homme qui lui avait parlé de l’occhialino, cet après-midi là, à Venise… qui était apparu après la grande démonstration au Sénat vénitien, et lui avait suggéré d’observer la Lune… n’avait-il pas parlé de Kepler ? Des rapides flashs d’autre chose… un bleu crépusculaire… L’étranger n’était-il pas venu frapper à sa porte un certain soir ? Cartaphilus n’était-il pas entré au service de la maisonnée peu après ? Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?
Galilée n’avait pas pour habitude de se rappeler vaguement quoi que ce fût. En temps normal, il aurait pu dire qu’il se souvenait globalement de tout ce qui lui était jamais arrivé, ou de tout ce qu’il avait lu, ou pensé. En réalité, il avait trop de mémoire, et pas mal de souvenirs lui restaient dans la tête comme des échardes de verre, lui volant son sommeil. Il gardait ses pensées en mouvement perpétuel, entre autres pour ne pas être blessé par quoi que ce soit de trop acéré. Mais dans le cas présent la clarté n’existait pas. Il y avait des zones floues, comme s’il avait été malade.
Cartaphilus ramassa le livre de Kepler que Galilée avait jeté par terre, sous l’arcade, l’épousseta et le regarda avec curiosité. Il leva les yeux sur Galilée, qui le foudroya en retour, comme s’il pouvait arracher la vérité au vieil homme par un seul regard. Une peur sans nom traversa Galilée. Il s’approcha du vieillard ratatiné à grands pas, comme s’il allait le frapper.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla-t-il. Que se passe-t-il ?
Cartaphilus haussa furtivement l’épaule, d’un air presque morne, et posa sur une petite table le livre, fermé, si bien que la page que lisait Galilée fut perdue. Les habitants de Jupiter !
— Messire, dit-il, nous devons continuer à nous occuper du déménagement pour Florence. Je vais emballer les pots.
Sur ces mots, il quitta les arcades et rentra dans la maison, comme si Galilée n’était pas son maître et ne venait pas de lui poser une question.
Le retour de Galilée à Florence, ainsi qu’il appelait maintenant sa décision, continua à lui valoir les foudres de Venise et de Padoue. Priuli disait à présent que c’était une rupture de contrat en même temps qu’une trahison personnelle, suggérant au doge qu’il serait approprié de demander à Galilée la restitution d’une partie de ses émoluments.
L’opinion se retournant contre lui, c’était un grand réconfort de savoir que Fra Paolo Sarpi restait, comme toujours, un ami et un soutien fidèle. Galilée l’appelait depuis de nombreuses années, dans ses lettres, « père et maître ». Avoir Sarpi de son côté était important.
Un jour, celui-ci passa par Padoue et se rendit Via Vignali voir comment allait Galilée, son flamboyant ami. Il lui apportait une lettre de leur ami commun Sagredo, qui revenait de Syrie et avait appris par le courrier que Galilée s’installait à Florence. Sagredo, inquiet, avait écrit : Qui pourrait inventer un visorio capable de distinguer le fou du sain d’esprit, le bon voisin du mauvais ?
Très vite, il apparut que Sarpi était à peu près dans le même état d’esprit. Galilée s’assit avec lui sur la terrasse de derrière, qui surplombait le jardin, à côté d’une table sur laquelle se trouvaient des fruits et des carafes de vin nouveau. Par le passé, ils s’étaient bien souvent reposés dans ce petit havre de paix, au milieu de la ville, sous les murs de stuc qui les entouraient. Sarpi n’était pas un mentor pastoral ordinaire. Comme Galilée, c’était un philosophe, et il avait poursuivi ses propres recherches pendant les mêmes années où Galilée travaillait sur la mécanique. Il avait découvert des choses comme les petites valves à l’intérieur des veines humaines, les oscillations de la pupille, l’attraction polaire des aimants. Galilée l’avait aidé pour ces dernières recherches, et Sarpi avait assisté Galilée dans la mise au point de sa boussole militaire, et même des lois des mouvements.
Pour lors, le grand servite buvait à longs traits. Il posa ses pieds sur la table et soupira.
— Je suis vraiment navré de vous voir partir. Les choses ne seront plus jamais pareilles ici, et c’est la vérité. Tous mes vœux vous accompagnent, mais, comme Francesco, je m’inquiète pour votre bien-être à long terme. À Venise, vous auriez toujours eu la protection de Rome.
Galilée haussa les épaules.
— J’ai besoin de pouvoir travailler, expliqua-t-il.
Pourtant l’argument de Sarpi le mettait mal à l’aise. Personne n’avait de meilleures raisons que Sarpi de s’inquiéter de la protection de Rome ; on en lisait la preuve sur son visage horriblement couturé de cicatrices. Il effleura ses propres blessures et sourit de son sourire défiguré.
— Vous connaissez ma plaisanterie, rappela-t-il à Galilée. Je reconnais le style de la curie.
Le style, ou stylet, était aussi une espèce de dague.
Tout cela faisait partie de la guerre que se livraient Venise et le Vatican, qui était à certains égards une guerre publique, à coups de mots – une affaire de jurons et d’imprécations si furieuses qu’à un moment le pape Paul V avait excommunié toute la population de la Sérénissime –, mais aussi, et en même temps, une guerre nocturne silencieuse, une affaire vicieuse de couteaux et de noyades. Leonardo Dona avait été élu doge précisément pour son opposition à Rome, et Dona avait choisi Sarpi comme principal conseiller. Puis Sarpi avait annoncé au monde son intention d’écrire une histoire complète du concile de Trente, utilisant comme source les dossiers secrets des représentants vénitiens au Conseil, qui contenaient assurément nombre de vilaines révélations sur la campagne désespérée menée par le Vatican au cours du siècle précédent afin d’endiguer la marée de protestantisme. Bref, une diatribe. En apprenant le projet de Sarpi, Paul V avait été tellement alarmé et outragé qu’il avait autorisé son assassinat. Des tueurs avaient été envoyés à Venise, mais le gouvernement vénitien avait de nombreux espions à Rome, et ceux-ci avaient eu vent de l’arrivée des assassins, certains d’entre eux étant même identifiés nommément. Les autorités vénitiennes les avaient fait arrêter dès qu’ils avaient posé le pied sur les quais, et jeter en prison.