Après cela, Sarpi avait accepté un garde du corps, un homme qui devait rester avec lui à tout moment, et dormait en travers de sa porte.
Certains des protagonistes de l’affaire n’étaient pas convaincus qu’un unique garde du corps fût suffisant. Ils estimaient qu’il en faudrait davantage pour le protéger, parce que Sarpi était plus important qu’il ne le pensait lui-même ;de nombreuses choses dépendaient de lui. Il apparut vite que ces gens avaient raison.
Il fut agressé pendant la nuit du 7 octobre 1607. Un incendie avait éclaté près de Santa Maria Formosa, la grande église qui se trouvait juste au nord de Saint-Marc. Que le sinistre ait été provoqué dans ce but ou non, cet imbécile de garde du corps de Sarpi quitta son poste à la Signoria pour aller observer l’embrasement. Lorsque Sarpi eut fini ce qu’il avait à faire, il attendit l’homme un moment, puis, ne le voyant pas revenir, repartit pour le monastère servite accompagné en tout et pour tout d’un seul serviteur et d’un sénateur vénitien, tous les deux très âgés. Il prit le même chemin que d’habitude, chemin que n’importe qui pouvait connaître au terme d’une petite semaine d’observation : vers le nord, en empruntant la Merceria, puis, laissant le Rialto et le Palazzo Sagredo derrière lui, il se dirigea vers le Campo di Santa Fosca et reprit vers le nord en gravissant les marches du Ponte della Pugna, le pont des lutteurs, un pont étroit qui enjambait le Rio de’ Servi, près du monastère servite, où Sarpi occupait une simple cellule de moine.
Ils se jetèrent sur lui dès qu’il eut franchi le pont, cinq hommes, qui poignardèrent d’abord ses compagnons, puis poursuivirent Sarpi dans la Calle Zancani. Ils le rattrapèrent, le firent tomber à terre et le poignardèrent – par la suite, on compta quinze coups de poignard, mais cela ne prit que quelques secondes –, puis ils disparurent dans la nuit.
Comme nous le suivions à distance respectueuse, nous n’avions pu que pousser des cris, nous précipiter sur le pont et nous agenouiller auprès du vieil homme, en appuyant sur les plaies à mesure que nous les découvrions à la lumière vacillante des torches. Le stylet enfoncé dans sa tempe droite s’était apparemment replié sur le maxillaire supérieur avant de ressortir par la joue droite. Cette seule blessure paraissait fatale.
Pour l’heure, il était toujours en vie, le souffle, rapide et court, diminuant sensiblement. Depuis les fenêtres qui surplombaient le pont, des femmes poussaient des cris, hurlaient dans quelle direction les assassins avaient fui. Très vite, nous fûmes rejoints par d’autres personnes ;des gens étaient sur le pont et appelaient des renforts. Malgré les torches, il faisait très noir, de sorte que nous dûmes lui administrer des antibiotiques et refermer, en la collant, une veine ouverte dans l’aine qui l’aurait assurément tué. Ensuite, tout ce que nous pûmes faire fut d’aider à le soulever et à l’emporter le plus délicatement possible vers son monastère.
Là, dans la pierre nue de sa chambre, il resta entre la vie et la mort non seulement cette nuit-là mais pendant les trois semaines suivantes. Acquapendente vint de Padoue et le veilla nuit et jour ; nous ne pouvions lui administrer des antibiotiques que quand le grand docteur somnolait. Il craignait que le stylet n’ait été empoisonné, ce qu’il essaya de déterminer en l’enfonçant d’abord dans un poulet, puis dans un chien. Les animaux survécurent ; Sarpi également. Et chacun de nous reprit son rôle.
Aussi Sarpi pouvait-il maintenant s’asseoir avec Galilée, et le mettre en garde avec un sourire dont l’ironie se doublait d’un pli supplémentaire grâce à ses cicatrices :
— Rome peut être dangereuse.
— Certes, certes, répondit Galilée en hochant la tête d’un air malheureux.
Il était allé maintes fois voir Sarpi lorsque celui-ci se trouvait entre la vie et la mort. Il avait même aidé Acquapendente à lui retirer le stylet. Les cicatrices étaient encore violacées. Ils savaient tous les deux que le pape Paul avait accordé une pension aux assaillants pour les récompenser, alors même qu’ils avaient échoué, ce que Galilée et Sarpi avaient trouvé drôle. De toute évidence, la remarque de Sarpi était amplement justifiée : Florence était sous la férule de Rome comme Venise ne l’avait jamais été. Si jamais Galilée offensait l’Église, ce qui semblait tout à fait probable, compte tenu de ses nouvelles découvertes astronomiques et des objections cléricales qu’elles avaient suscitées, sans parler des délires de Kepler, alors il n’était pas impossible que Florence ne fût pas suffisamment hors de portée des Chiens de Dieu, qui avaient le bras long.
Mais Galilée s’était déjà engagé à partir, et l’exemple de Sarpi était à double tranchant, si l’on peut dire. Florence était une alliée de Rome, Venise une farouche opposante, excommuniée en masse. Le fait de s’installer à Florence pouvait lui procurer une couverture.
Sarpi parut lire ces pensées sur ses traits.
— Un patronage n’est jamais aussi sûr qu’un contrat avec le Sénat, dit-il. Vous savez ce qui arrive toujours aux favoris d’un protecteur : ils tombent en disgrâce. Tôt ou tard, c’est inévitable.
— Certes, certes.
Ils avaient tous les deux lu leur Machiavel et leur Castiglione, et la chute du favori était un thème rebattu en chansons et dans la poésie. C’était ainsi, entre autres, que les protecteurs affirmaient leur pouvoir ; ça secouait le panier, et ça redonnait de l’espoir à ceux qui étaient en cours d’ascension.
— Encore une raison pour laquelle votre sécurité sera moins assurée…
— Je sais cela. Mais il faut que je puisse travailler. Il faut que j’arrive à joindre les deux bouts. Aucune de ces deux choses n’a été possible pour moi à Padoue. Le Sénat aurait pu faire en sorte que j’y parvienne, mais il ne l’a pas fait. Ils me payaient mal, la charge de travail était excessive. Et jamais ils ne m’auraient payé pour me permettre de faire mon propre travail.
— Certes, acquiesça Sarpi avec un sourire affectueux. Si vous voulez pouvoir faire vos recherches, il vous faut un protecteur.
— Mais je travaille dur !
— Je le sais.
— Et ce sera un travail utile, pour Cosme et pour tout le monde.
— Je le sais bien. Je souhaite que vous puissiez poursuivre vos recherches, vous le savez. Dieu vous bénisse pour cela, et je suis sûr qu’il le fera. Mais vous devrez faire attention à ce que vous direz.
— Je sais.
Galilée n’avait pas envie d’être d’accord. Il ne voulait jamais être d’accord ; être d’accord, c’était pour les autres, c’était aux autres d’être d’accord avec lui, après ne pas avoir été d’accord. Les gens se rendaient toujours à sa logique supérieure et à son intense façon de débattre. Dans le débat, il était outrecuidant et sarcastique, drôle et intelligent, vraiment intelligent dans la mesure où il n’était pas seulement rapide mais aussi pénétrant. Personne n’aimait débattre avec Galilée.
Avec Sarpi, ce n’était pas pareil. Jusqu’à ce jour, dans la vie de Galilée, Sarpi avait été une sorte de protecteur, et bien davantage encore : un mentor, un confesseur, un scientifique comme lui, une figure paternelle. Et encore maintenant, alors que Galilée quittait la Venise bien-aimée de Sarpi, un ami proche. Son visage balafré, massacré par les fonctionnaires meurtriers du pape, exprimait en cet instant une sincère préoccupation en même temps que de l’amour et une indulgente affection – amorevolezza. Il n’était pas d’accord avec Galilée, mais il était fier de lui. C’était la figure que vous vouliez que votre père fasse en vous regardant. C’était indéniable. Galilée ne pouvait qu’incliner la tête et étancher ses larmes. Parce qu’il était obligé de partir.