Or donc, après des mois de préparation, Galilée partit s’installer à Florence, laissant derrière lui non seulement Marina et le petit Vincenzio, mais aussi tous ses étudiants, ainsi que la plupart de ses serviteurs et artisans, y compris Mazzoleni et sa famille.
— Je n’aurai plus besoin d’atelier, expliqua sèchement Galilée. Je suis un philosophe, maintenant.
Cela semblait tellement ridicule qu’il ajouta :
— Les mécaniciens du grand-duc seront à ma disposition si j’ai besoin de quelque chose.
En d’autres termes, plus de boussoles. Plus de Padoue. Il disait au revoir à son passé, et ne voulait rien emporter avec lui.
— Vous pourrez continuer à fabriquer les boussoles ici, dit-il à Mazzoleni, avant de tourner les talons et de quitter l’atelier.
À l’origine, c’était pour cela que Mazzoleni avait été embauché. Évidemment, les boussoles ne se vendraient pas très bien sans le cours que Galilée donnait pour les utiliser, mais il restait quelques manuels d’instruction ; c’était toujours mieux que rien. Et puis il y avait du travail partout dans Padoue pour les artisans.
La grande maison de la Via Vignali fut donc vidée, ses occupants dispersés. Un jour, en automne, elle fut restituée à son propriétaire, et tout ce petit univers disparut à jamais.
À Florence, Galilée avait loué en hâte une maison qui se dressait un peu trop près de l’Arno mais qui possédait un petit toit en terrasse pour ses observations nocturnes – ce que les Vénitiens appelaient une altana. Il se disait qu’il pourrait toujours trouver un meilleur endroit par la suite. Qui plus est, une de ses nouvelles connaissances, un jeune et beau noble florentin appelé Filippo Salviati, lui assura qu’il pourrait passer tout le temps qu’il voudrait au palais Salviati, en ville, et dans sa villa, la Villa delle Selve, située dans les collines à l’ouest de Florence. Galilée en fut heureux. Dans son quartier, il trouvait désagréables les effluves du fleuve et la proximité de sa mère. Depuis la mort de son père, il entretenait la vieille harpie dans une maison qu’il louait dans un quartier pauvre de la ville, mais il ne lui rendait jamais visite et ne comptait pas davantage le faire maintenant. Il emploierait mieux son temps chez Salviati, à écrire des livres et à discuter de questions philosophiques avec son nouvel ami et le cercle de relations de ce dernier – des hommes de grande qualité. Quand Cosme aurait besoin de lui, il pourrait se rendre en ville rapidement, sans avoir à s’efforcer d’éviter sa mère, ni à craindre de tomber sur elle par hasard.
Fra Paolo, qui était au courant de cette crainte, avait suggéré que Galilée tente de se réconcilier avec elle, mais il ne connaissait pas la moitié de l’histoire. En vérité, il n’en connaissait pas le centième. Galilée avait récemment reçu de sa mère une lettre lui souhaitant un bon retour dans sa « ville natale », et lui demandant de passer la voir, car il lui manquait cruellement. Galilée tiqua en lisant ces lignes ; c’était un élément nouveau à ajouter à tout le reste de ce qui lui collait à la mémoire, dans le coussin à épingles qui lui servait de cerveau. Lors de leur départ de la Via Vignali, la cuisinière avait trouvé une lettre oubliée par un serviteur qu’elle avait flanqué à la porte, un certain Alessandro Piersanti, qui avait naguère travaillé à Florence pour la vieille carne. Giulia lui avait écrit :
Puisque votre maître se montre si ingrat avec vous comme avec tout le monde et qu’il a tellement de lunettes, vous pourriez très facilement lui en prendre trois ou quatre, les mettre au fond d’une petite boîte, la remplir avec des pilules d’Acquapendente, et m’envoyer tout cela.
Après quoi, poursuivait-elle, elle les vendrait et partagerait le butin avec lui.
« Jésus Christ ! s’était écrié Galilée. Sur la croix, les larrons ! »
Il avait jeté la lettre, dégoûté. Et puis il l’avait ramassée et rangée dans ses dossiers, au cas où elle pourrait lui être utile un jour. Elle était datée du 9 janvier de cette année-là – c’est-à-dire que, la semaine même où Galilée découvrait les Étoiles Médicéennes et changeait les cieux pour toujours, sa propre mère conspirait de lui voler les lentilles de son télescope, chez lui, dans sa maison, et de les vendre pour son propre compte !
« Jésus fils de Marie ! Et pourquoi ne pas tout simplement m’arracher les yeux de la tête ? »
Telle était, en effet, sa mère. Giulia Galilei, suborneuse de serviteurs, voleuse du cœur de son travail. Il résiderait à la villa de Salviati dans toute la mesure du possible.
Bien qu’épuisé par son déménagement et les nombreuses nuits blanches qu’il avait passées cette année-là, il restait dehors toutes les nuits où le ciel était dégagé, pour regarder les étoiles et suivre la trace des quatre lunes de Jupiter. Les nuits florentines furent tout d’abord plus brumeuses qu’à Padoue, puis, alors que l’automne de son anno mirabilis se changeait en hiver, elles devinrent assez froides pour que le ciel s’éclaircisse. En décembre, Benedetto Castelli, un de ses anciens étudiants devenu prêtre, lui écrivit pour suggérer que si les explications coperniciennes étaient avérées, alors Vénus tournait aussi autour du Soleil, selon une orbite plus proche du Soleil que la Terre, auquel cas on devait pouvoir, avec un occhialino, la voir passer par des phases similaires à celles de la Lune, puisqu’on en verrait soit la face exposée au soleil, soit la face obscure, soit un état intermédiaire.
Cette pensée avait déjà effleuré Galilée, et il s’en voulut d’avoir oublié de la noter dans son Sidereus Nuncius. Puis il se souvint : Vénus était derrière le soleil, l’hiver précédent, quand il écrivait le livre, et, n’ayant pas pu vérifier la justesse de cette hypothèse, il s’était dit qu’il valait mieux la garder pour lui.
Mais à présent il orientait son meilleur occhialino vers Vénus lorsqu’elle apparaissait dans le ciel, après le coucher du soleil. Pendant les premières nuits d’observation, elle était très bas sur l’horizon, un petit disque plein. Et puis, alors que les semaines s’écoulaient, elle monta plus haut dans le ciel et se mit à grossir, déformée – peut-être gibbeuse. Finalement, la lunette révéla qu’elle avait la forme d’une petite demi-lune, et Galilée écrivit à Castelli pour l’en informer. Ensuite, lorsqu’elle commença à replonger vers l’horizon au cours de sa première apparition, au crépuscule, il était clair qu’elle était cornue. L’objectif de la dernière lunette de Galilée était une très bonne lentille, qu’il avait polie lui-même, et dans l’oculaire l’image de Vénus brillait, un croissant très net, une miniature de la nouvelle lune qui venait de se coucher une heure plus tôt.
Se relevant tout droit, alors qu’il regardait le petit point brillant, blanc, sentant que, juste au-dessous de l’horizon, la Lune continuait à projeter sa lumière dans l’air nocturne, Galilée vit tout se mettre en place dans son esprit. La sphère de Vénus et la sphère de la Terre tournaient toutes les deux autour du Soleil ; la sphère de la Lune tournait autour de la Terre ; les sphères des quatre lunes de Jupiter tournaient autour de la sphère de Jupiter, qui tournait lentement autour du Soleil. Saturne, qui était plus loin, était plus lente ; Mercure, la plus rapide de toutes, était là, à l’intérieur de l’orbite de Vénus, où elle était difficile à repérer. Peut-être qu’avec une assez bonne lunette on verrait aussi ses cornes, parce qu’elle aussi, certainement, devait traverser des phases. Si proche du Soleil, quand elle était visible, elle ne devait pas être loin de son premier quartier. Plus loin de la Terre, Mars orbitait entre la Terre et Jupiter, suffisamment proche toutefois de la Terre pour justifier son étrange mouvement d’aller et retour, un changement de perspective créé par les deux orbites.