Tout le système se réduisait à une affaire de cercles tournant dans d’autres cercles. Copernic avait vu juste. Son système impliquait que Vénus connaisse des phases, et c’était bien le cas ; alors que la théorie de Ptolémée, dont les péripatéticiens se faisaient les avocats, rejetait précisément ces phases, puisque Vénus était censée tourner autour de la Terre, comme le Soleil, et tous les autres corps célestes. Les phases de Vénus étaient une sorte de preuve, ou du moins un indice particulièrement parlant. La formulation ébouriffante et malcommode de Tycho Brahe, selon laquelle les planètes tournaient autour du Soleil tandis que le Soleil tournait autour de la Terre, faisait également état de ces apparitions particulières, mais c’était une explication ridicule à tous les autres points de vue, notamment au regard du principe d’économie. Non, c’était Copernic qui expliquait le mieux les phases de Vénus. Elles étaient le signe le plus criant que Galilée ait jamais vu – pas précisément une preuve, mais un point incroyablement convaincant. Toutes ces années à Padoue, il avait enseigné Aristote et Copernic, et même Tycho, en pensant qu’ils se contentaient tous de tourner autour du pot sans expliquer en aucune façon ce qui se passait. La vision copernicienne exigeait que la Terre fut en mouvement, ce qui paraissait faux. Et le plus virulent avocat de Copernic, Kepler, tenait des propos tellement alambiqués et tirés par les cheveux qu’il ne pouvait espérer convaincre personne. Et pourtant c’était là, les faits dans toute leur réalité – le cosmos révélé d’un seul coup comme étant d’une façon plutôt que d’une autre. La Terre sous ses pieds tournait sur elle-même, et elle était en orbite autour du Soleil. Des cercles dans des cercles.
Galilée vibrait comme une cloche. Sa chair bourdonnait comme le bronze, ses cheveux se dressaient sur sa tête. La manière dont l’univers marchait… ça devait être ça ; et il vibrait. Il dansait. Il faisait des tours autour de son occhialino comme la Terre tournait autour du Soleil, virevoltant en un lent pas de quatre alors qu’il décrivait sa petite orbite sur l’altana, les bras tournoyant, les doigts dirigeant la musique des sphères, qui, malgré la folie de Kepler, paraissait tout à coup plausible. En vérité, un chœur audible tintait maintenant en silence dans ses oreilles.
C’est alors qu’on frappa à la porte, juste en dessous. Il interrompit sa danse dans un brusque sursaut et regarda au pied de l’escalier qui courait à l’extérieur de la maison.
Cartaphilus se tenait devant la grille d’entrée, une lanterne sourde à la main, les yeux rivés sur Galilée. Celui-ci dévala vivement les marches et leva le poing comme pour le frapper.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix furieuse, retenue. Il est revenu ?
Cartaphilus hocha la tête.
— Il est là.
5
L’Autre
Lorsqu’elle vit que ce n’était pas que je me refusais à parler, mais que, frappé de stupeur, je ne le pouvais point, elle posa doucement sa main sur mon sein et dit : « Ce n’est rien de grave, un simple accès d’amnésie, le mal ordinaire des esprits égarés. Il s’est un moment oublié lui-même, mais il se reconnaîtra bientôt lorsqu’il m’aura reconnue.
Pour que ce soit plus facile pour lui, je vais effacer de ses yeux un peu du nuage aveuglant du monde. »
5.1
Galilée s’approcha à grands pas de la porte et l’ouvrit à l’instant même où l’on y frappait à nouveau. Le grand étranger lui faisait face et le regardait de toute sa hauteur, la grosse mallette de son perspicullum à ses pieds. Il avait l’air tout excité, et ses yeux brillaient comme des flammes noires.
Galilée sentit le sang battre à ses tempes.
— Vous m’avez déjà retrouvé…
— Oui, répondit l’homme.
— C’est le serviteur que vous m’avez collé dans les pattes qui vous a dit où j’étais ? demanda Galilée avec un mouvement du pouce vers Cartaphilus, qui arborait un air de chien battu.
— Je savais où vous étiez. Êtes-vous disposé à faire un autre voyage nocturne ?
Galilée avait la bouche sèche. Il s’efforçait de se rappeler autre chose que cette parcelle de bleu. Les gens bleus…
— Oui, répondit-il avant de savoir ce qu’il allait dire.
L’étranger hocha la tête d’un air morne et jeta un coup d’œil à Cartaphilus, qui franchissait la porte d’entrée pour s’emparer de la mallette et la traîner sur les dalles de la cour. Jupiter était très bas sur le ciel, au-dessus du Scorpion, encore pris dans les branches des arbres.
Le lourd perspicullum de l’étranger paraissait plus compliqué qu’un simple télescope. Galilée aida Cartaphilus à installer le trépied et à soulever le gros tube, qui paraissait fait d’un métal similaire à l’étain, mais plus lourd que l’or. Lorsqu’ils eurent monté le système sur son support, ils le braquèrent vers Jupiter, le réglage paraissant se faire tout seul. Galilée déglutit péniblement, se sentant à nouveau la bouche sèche, en proie à une appréhension pour laquelle il n’avait pas de nom. Il s’assit sur son tabouret, regarda dans la lentille étrangement lumineuse de l’oculaire. Et chuta – dedans – vers le haut.
Autour de lui s’élevait une lueur transparente, comme du talc vu à travers le soleil. Qu’est-ce que c’est ? essaya-t-il de dire, et il y parvint sans doute, parce que l’étranger répondit, dans son latin croassant :
— Jupiter est environnée d’un champ magnétique si fort que les gens en mourraient s’ils ne s’en protégeaient pas. Il doit être compensé par un champ similaire de notre propre création – une force contraire. La lueur marque l’interférence de ces deux forces.
— Je vois, murmura Galilée.
Il se trouvait donc à la surface d’Europe – une fois de plus. Certains souvenirs de sa visite précédente lui revinrent, mais vaguement. Au-dessus de lui, les étoiles tremblaient comme s’il continuait de les observer dans son occhialino. Les plus grosses, fulgurantes, projetaient des flocons et des fils de lumière dans les ténèbres environnantes.
En revanche, la surface d’Europe était exceptionnellement claire et nette. La plaine de glace s’étendait jusqu’à l’horizon qui les enserrait étroitement, d’un blanc opaque teinté par endroits de la couleur de Jupiter, ou maculée ailleurs de bleu et d’ocre. La surface était soit grêlée et mâchurée, soit profondément marquée de craquelures s’étendant en rayons. Ailleurs, elle était aussi lisse que le verre, et partout jonchée de petites pierres. Mais çà et là se dressaient des rochers gros comme des maisons, criblés de trous et de dépressions. Si la plupart des roches étaient aussi noires que le ciel, quelques-unes étaient d’un gris métallique, ou du même rouge que celui de la tache que l’on voyait dans la partie inférieure de l’immense surface rayée de Jupiter. Cet impressionnant globe se dressait juste au-dessus d’eux, énorme dans le ciel nocturne étoilé alors même qu’une seule moitié en était éclairée. C’était la chose vingt-cinq ou trente fois plus grosse dont il essayait de se souvenir. Sa moitié dans l’ombre était très sombre.
Le paysage avait une clarté irréelle, peut-être due à la ténuité de l’air et à la proximité de l’horizon. L’air raréfié était frais, et il n’y avait pas un rayon de soleil en vue. Les ombres des deux hommes se découpaient nettement sur la glace au-dessous d’eux. Galilée, qui chez lui était en permanence incommodé par sa vision embrumée ou limitée, regardait avidement autour de lui. Ici, tout le monde avait un regard d’aigle.