— Mais sur Terre, objecta Galilée, à l’air libre, on n’a pas besoin, pour survivre, de faire des choses qui marchent.
— Vraiment ? Vos vêtements, votre langage, vos armes ? Tout cela doit marcher pour que vous restiez en vie, non ? Nous sommes de pauvres vermisseaux dans ce monde. Seuls notre technologie et notre travail d’équipe nous permettent de survivre.
Galilée fit la moue. Il se pouvait que ces paroles recouvrent une certaine vérité, n’empêche qu’il sentait que cela masquait tout de même une réelle différence.
— Vermisseaux ou non, dit-il (et elle était en vérité un vermisseau sacrément bien foutu, mais cela, il le garda pour lui), il suffit, pour rester en vie sur Terre, de respirer, de manger et de se tenir au chaud. D’accord, ça demande un certain effort, mais c’est un effort qu’on peut fournir. On y est aidés par des outils, mais notre survie ne dépend pas du fait qu’ils restent intacts. Un homme seul sur une île pourrait survivre. Nous ne sommes pas entourés et protégés comme dans une forteresse par des mécaniques qui doivent fonctionner de manière satisfaisante pour toujours, faute de quoi ce serait la mort, et rapide.
Elle secoua la tête.
— C’est comme un voyage en mer. Si votre vaisseau coule, vous mourez.
— Oui, mais vous, vous ne touchez jamais terre. Vous voguez pour toujours.
— C’est vrai. Mais c’est vrai pour tout le monde, et ça l’a toujours été.
Galilée se rappela s’être tenu debout dans son jardin, la nuit, en plein air, sous les étoiles. C’était une expérience que cette femme n’avait jamais connue. Peut-être ne pouvait-elle pas l’imaginer. Peut-être n’avait-elle aucune idée de ce qu’il racontait.
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être libre, dit-il, surpris. Vous ne savez pas ce que c’est que de se tenir debout à l’air libre.
Elle secoua la tête impatiemment.
— Vous pouvez penser ce que vous voulez.
— Je n’y manquerai pas.
Encore une fois, elle eut son regard amusé, comme si elle regardait un enfant.
— Je me souviens que vous étiez célèbre pour ça, dit-elle. Jusqu’à ce que les choses tournent mal.
La voix appelée Pauline annonça qu’ils arrivaient au bas de la couche de glace et se trouvaient dans ce qu’elle appelait « la glace en débâcle ». Ils entendaient les blocs erratiques cogner et tinter contre la coque – un bruit grinçant, composé de raclements et de chocs.
Soudain, ils se déplacèrent librement dans l’eau. Galilée avait passé suffisamment de temps sur des barges et des bacs, et effectué quelques voyages assez mémorables sur l’Adriatique, pour reconnaître la sensation dans ses pieds. Ces sensations cinétiques étaient tellement faibles qu’elles s’estompaient quand on se concentrait dessus, mais quand on détournait son attention on prenait conscience de la totalité de l’effet.
— Pauline, cherche la fluée des Européens, ainsi que celle des autres vaisseaux, évidemment, ordonna Ganymède. Et fournis-nous une analyse de l’eau, s’il te plaît.
Pauline annonça que l’eau était quasiment pure, avec des traces de sels, de particules en suspension et de gaz dissous. Certains membres de l’équipage commencèrent à pianoter frénétiquement sur leurs pupitres. Dehors, de l’autre côté de la vitre, le bleu omniprésent était depuis longtemps devenu noir. Ils auraient aussi bien pu se trouver au plus profond des boyaux de la Terre. Seule l’impression de mouvement suggérait qu’ils étaient dans un liquide.
Ce fut donc une grande surprise d’entrevoir un bref éclair de lumière cobalt de l’autre côté de la vitre, comme l’étincelle bleue qu’on peut parfois voir traverser une paupière.
— Qu’est-ce que c’était que ça ?! s’exclama Galilée.
— Nous appelons cela la radiation de Cherenkov, répondit Ganymède.
— C’est le protecteur de quelqu’un ? avança Galilée en jetant un coup d’œil à Héra.
— Le découvreur du phénomène, répondit-elle fermement.
Ganymède ignora leur joute verbale.
— Ce sont des particules minuscules, appelées « neutrinos », qui se déversent en grandes quantités à travers notre variété mais interagissent très rarement avec quoi que ce soit. Une fois de temps en temps, l’une d’elles entre en collision avec un proton – c’est une petite mais substantielle partie de l’atome –, de telle sorte que le proton libère un muon – qui est un très petit composant du proton. Quand ça se produit dans un océan tel que celui-ci, le muon file à travers l’eau, provoquant une brève tramée de lumière dans la longueur d’onde des bleus. Nous en verrons plusieurs, un petit nombre à chaque minute.
Un autre éclair bleu se produisit, une fois encore similaire aux défauts qui perturbaient la vision de Galilée.
— Comme des étoiles filantes, remarqua-t-il.
— Oui. Un feu très subtil.
— Du feu dans l’eau ?
— Disons une lumière. Bien que certains feux puissent brûler sous l’eau, évidemment.
Galilée essaya d’imaginer ça. Décidément, ce rêve l’interpellait par bien des façons. Pouvait-il trouver un moyen d’en exiger des réponses à son tour ? Peut-être pouvait-il lui poser la question classique : tout cela était-il bien en train de se produire ? Il regarda autour de lui pour voir s’il n’y avait pas un objet suffisamment petit pour qu’il puisse le prendre et le dissimuler sous son manteau. Voler des idées à des rêves – ce n’était pas si inhabituel, qui sait ? C’était peut-être un mode de pensée fondamental.
Un nouvel éclair bleu fut suivi par une boule bleue, qui se dilata rapidement avant de se transformer en une espèce de polyèdre diffus, d’où partaient des spicules et autres rayons de lumière bleue qui s’éloignaient du polyèdre en décrivant des spirales – tantôt des hélices circulaires, uniformes et étroites, tantôt des enroulements cylindriques, des hélices coniques qui en fusaient de façon désordonnée. L’une d’elles fila vers la droite, le long de la vitre, et l’espace d’une ou deux secondes une lumière bleu saphir, palpitante, emplit l’habitacle.
L’un des membres d’équipage poussa un cri, puis ce fut le silence.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda Galilée.
Ganymède paraissait stupéfait. Il restait collé contre la vitre, son nez en forme de lame appuyé dessus.
Il se redressa, sombre.
— C’est là. Je le savais. Les anomalies le montraient clairement. Je le disais depuis le début.
Il se tourna vers son équipage.
— Nous ne devrions pas être là ! Toujours aucun signe des Européens ?
— Nous ne les avons pas vus, répondit quelqu’un.
— Alors trouvez leur fluée ! Allez ! Il faut que nous y arrivions avant eux, pour les arrêter !
Ils se retournèrent vers leurs écrans et leurs pupitres encombrés. Au bout d’un moment, quelqu’un dit :
— Nous l’avons trouvée. Ils descendent. Nous nous rapprochons d’eux. Attendez ! Les voilà. Ils sont deux, qui viennent de quitter leur fluée…
Ganymède laissa échapper un sifflement.
— Allez-y ! s’exclama-t-il. Rentrez-leur dedans ! Placez-vous au-dessous d’eux et rentrez-leur dedans ! Vitesse maximale, jusqu’au point d’impact, puis adoptez une position permettant de les repousser dans leur fluée !
Il avait l’air bouleversé, sinistre au-delà de toute expression.