Выбрать главу

L’un des garçons de la maison lui apporta un petit paquet de lettres déposées par un coursier, qu’il parcourut tout en mangeant, en faisant cours et en jouant avec Virginia. Celle du dessus était encore une lettre de son éponge de frère, Michelangelo, qui mendiait de l’argent pour les aider à vivre, sa famille nombreuse et lui, à Munich, où il essayait de percer comme musicien. L’échec de leur père dans la même entreprise et les perpétuelles remontrances de la vieille harpie à ce sujet n’avaient pas réussi à lui faire comprendre – ce qui n’était pourtant pas difficile – que c’était une tâche impossible, même quand on avait un génie musical, ce qui n’était pas le cas de son frère. Il laissa tomber la lettre par terre sans la terminer.

La lettre suivante était pire : elle était de Galetti, l’inénarrable mari de sa sœur, qui lui demandait à nouveau le solde de sa dot, laquelle aurait dû lui être payée par Michelangelo, mais Galetti avait compris que sa seule chance d’être réglé se trouvait du côté de Galilée. Si Galilée ne payait pas, Galetti promettait de lui faire un nouveau procès. Il espérait que Galilée se souviendrait que la dernière fois il avait été obligé de rester éloigné de Florence pendant un an pour éviter de se faire arrêter.

Galilée laissa aussi tomber cette lettre par terre. Il s’intéressa à un poulet à moitié mangé, puis regarda dans le chaudron de soupe suspendu dans la cheminée, où il pécha les quelques morceaux de porc fumé qui le lestaient encore. Son pauvre père avait été prématurément poussé dans la tombe par des lettres telles que celles-ci, et par sa Xanthippe de femme, qui les récupérait et les lui lisait d’une voix tonitruante. Cinq enfants auxquels il n’avait rien eu à laisser, pas même à son fils aîné, en dehors d’un luth. Un très bon luth, à vrai dire, un instrument que Galilée chérissait et dont il jouait souvent mais qui ne l’aidait aucunement à entretenir ses frères et sœurs cadets. Et les mathématiques avaient ceci de commun, hélas, avec la musique qu’elles ne rapportaient jamais suffisamment. Cinq cent vingt florins par an, c’était tout ce qu’il recevait pour enseigner à l’université la plus pratique des sciences, alors que Cremonini en touchait mille pour gloser sur toutes les fois où Aristote s’était raclé la gorge.

Mais il préférait ne pas y penser, cela risquait de perturber sa digestion. Les étudiants continuaient à le harceler. Leurs voix retentissaient dans l’Hostel Galileo, aussi dément qu’un couvent, et marchant à perte. S’il n’inventait pas rapidement quelque chose d’un peu plus lucratif que la boussole militaire, il n’allait plus pouvoir faire face à ses dettes.

Ce qui lui rappela l’étranger. Il posa Virginia par terre et se leva. Tels des oisillons pressés les uns contre les autres dans un nid, ses élèves tournèrent leur visage vers lui.

— Allez, ouste ! fit-il avec un geste impérieux. Fichez-moi le camp.

Parfois, quand il était vraiment en colère, il ne se contentait pas d’exploser comme poudre à canon, il était ébranlé comme par un tremblement de terre et se mettait à gronder d’une telle façon que tout le monde dans la maison savait qu’il valait mieux s’enfuir en courant. À ces moments-là, il arpentait les pièces vides en jurant, renversant les meubles et hurlant aux gens de venir se faire rosser comme ils le méritaient. Tous les serviteurs, et la plupart des élèves, l’avaient suffisamment pratiqué pour reconnaître les signes avant-coureurs de ce genre de colère, qui se traduisaient par un ton particulièrement plat et dégoûté. Tous savaient alors qu’il fallait se carapater avant qu’il n’explose. Cette fois ils hésitèrent, ne reconnaissant pas ce ton, mais plutôt celui du maestro en quête de quelque chose. Quand il était de cette humeur, il n’y avait rien à craindre.

Il rangea le flacon de vin qui se trouvait sur la table, la nettoya et flanqua un coup de pied à l’un des gamins.

— Mazzoleni ! beugla-t-il. MAZZ-ZO-LE-NIIIIII !

Pas de tremblement de terre ce soir ; c’était l’un des bons bruits du foyer, comme le chant du coq à l’aube. Le vieil artisan, qui dormait sur un banc près du fourneau, décolla sa face moustachue du bois.

— Maestro ?

Galilée vint se planter au-dessus de lui.

— Nous avons un nouveau problème.

— Ah.

Mazzoleni secoua la tête tel un chien s’ébrouant au sortir d’une mare et chercha des yeux la bouteille de vin.

— Vraiment ?

— Vraiment. Il nous faut des lentilles. Autant que tu pourras en trouver.

— Des lentilles ?

— Aujourd’hui, quelqu’un m’a dit que si on regardait dans un tube où il y en avait deux on pouvait voir des objets éloignés comme s’ils étaient tout à côté.

— Et ça marcherait comment ?

— C’est ce qu’il nous faut découvrir.

Mazzoleni hocha la tête. Avec une prudence d’arthritique, il se souleva du banc.

— Il y en a toute une boîte dans l’atelier.

Galilée, debout devant la boîte, l’agitait dans un sens puis dans l’autre en regardant la lumière de la lampe jouer sur les surfaces mouvantes.

— La surface d’une lentille est soit convexe, soit concave, soit plane.

— Si elle n’est pas défectueuse.

— Bien sûr, bien sûr. Deux lentilles, ça signifie quatre surfaces. Alors, combien cela nous fait-il de combinaisons possibles ?

— M’est avis que ça fait douze, maestro.

— Bien. Mais certaines ne donneront assurément rien.

— Vous croyez ?

Quatre surfaces planes, ça ne marchera pas.

— Pour sûr.

— Et des surfaces convexes sur les quatre faces reviendraient à empiler deux verres grossissants. Nous savons déjà que ça ne donne rien.

Mazzoleni se redressa.

— Quant à moi, je n’admets rien a priori. Tout devrait être testé de la façon habituelle.

C’était la phrase rituelle de Mazzoleni dans ce genre de situation. Galilée hocha distraitement la tête en reposant la boîte sur la plus grande table de l’atelier. Il tendit la main pour épousseter les folios posés de guingois sur l’étagère au-dessus ; on aurait dit des sentinelles mortes en service. Pendant que Mazzoleni réunissait les lentilles éparpillées dans les casiers de l’atelier, Galilée descendit le folio des travaux en cours, un gros volume presque noir de notes et de croquis. Il l’ouvrit à la première page vierge, ignorant le reste du volume, des centaines de pages – près de vingt ans de sa vie – qui moisissaient là, ne seraient jamais retranscrites et offertes au monde, son grand œuvre aussi perdu que s’il s’était agi des griffonnages d’un pauvre alchimiste fou. Quand il pensait aux heures glorieuses passées à travailler sur les plans inclinés qu’ils avaient construits, une douleur le transperçait comme un coup de poignard en plein cœur.

Il ouvrit une bouteille d’encre, y plongea une plume et commença à esquisser ses idées sur le système que l’étranger avait décrit, tout en envisageant diverses façons de procéder. Il s’y prenait toujours ainsi lorsqu’il réfléchissait à des problèmes de mouvement, d’équilibre ou de force de percussion. Mais la lumière, c’était particulier. Ses premiers croquis lui parurent, de prime abord, peu prometteurs. Eh bien, ils n’auraient qu’à essayer toutes les combinaisons possibles, comme Mazzoleni l’avait dit, et ils verraient bien ce qui en découlerait.