— Nous devons les chasser d’ici.
— Comment espérez-vous y parvenir ? demanda Héra.
— Nous allons leur rentrer dedans jusqu’à ce qu’ils fassent demi-tour.
— Vous allez les prévenir ?
— Je ne veux pas rompre le silence radio. Qui sait l’effet que ça pourrait avoir sur ce qui se trouve ici ?
— Et le bruit des collisions ? Et celui du moteur et des tuyères d’échappement ?
— C’est ce que je n’ai cessé de leur dire ! Aucun d’entre nous ne devrait se trouver là !
Une autre spirale bleue, conique, fila à côté d’eux. Ganymède déchiffra les écrans et les consoles.
— Ça pourrait être une espèce de signal. Un langage, ou une pensée, dans une langue lumineuse.
— Qui s’adresserait à qui ?
— La lumière pourrait n’être qu’un effet secondaire. Qui sait à qui cela s’adresse ? J’ai bien ma petite idée, mais…
— Essayez les nombres, suggéra Galilée. Affichez un triangle, pour voir s’il connaît le théorème de Pythagore.
Ganymède secoua la tête, s’efforçant manifestement de contenir son exaspération.
— C’est ce que les Européens vont tenter, j’en ai peur. Des interventions imprudentes de cette espèce. Ils n’ont pas idée de ce dans quoi ils vont peut-être se fourrer.
— C’est une sorte de poisson ?
— Ce n’est pas un poisson. Mais le sol de l’océan est recouvert de couches de quelque chose – peut-être un limon organisé en structures plus vastes.
— Comment un limon pourrait-il produire de la lumière ?
Ganymède se prit les cheveux à deux mains.
— De la lumière à partir du limon, c’est de la bioluminescence, dit-il d’une voix tendue. Du limon à partir de la lumière, c’est de la photosynthèse. Deux phénomènes très communs. Ce sont des espèces d’interactions alchimiques.
— L’alchimie ne marche pas, voyons.
— Parfois, si. Taisez-vous, maintenant. Nous devons faire sortir les Européens d’ici…
Sur l’écran qui affichait la colonne arc-en-ciel se voyait maintenant une image toute de grisaille, dans laquelle des formes blanchâtres définissaient un objet qui ressemblait beaucoup à leur propre vaisseau et qui se déplaçait sur un champ gris chiffonné. Ganymède prit place à l’un des pupitres et commença à tapoter doucement sur les ensembles de touches et de boutons. Un choc sourd, et l’écran ne montra plus rien, sinon l’image fantomatique d’un autre vaisseau.
— Cramponnez-vous, ordonna-t-il avec gravité avant de se mettre à pianoter plus durement que jamais. Pauline, conserve les vecteurs de telle sorte que nous le repoussions dans sa colonne.
Puis un choc sourd accompagné d’une décélération instantanée les renversa tous et les projeta en l’air. Galilée se retrouva dans un entremêlement de corps, dans un coin du vaisseau, Héra en dessous de lui. Il se releva et essaya de lui tendre la main, mais il recula en titubant comme le vaisseau s’inclinait à nouveau.
La voix appelée Pauline dit :
— Ils sont remontés dans leur fluée à présent, mais ils peuvent en redescendre.
— Peu importe, mets-toi en chasse de l’autre… Attends, pendant que nous sommes en contact avec eux, parle-leur coque à coque et dis-leur de remonter vers la surface. Dis-leur que s’ils ne le font pas, nous allons les percuter suffisamment fort pour briser les deux vaisseaux. Dis-leur qui nous sommes et que je ne plaisante pas.
Tout à coup, une tempête d’éclairs bleus explosa dans la fenêtre, et tous les écrans s’illuminèrent, affichant des arcs-en-ciel déchiquetés. Le chaos visuel était traversé par des éclairs noirs d’une certaine façon aussi dévastateurs pour les yeux que des éclairs blancs. Des cris épouvantés emplirent l’habitacle. Puis le vaisseau bascula vers le bas et commença à tournoyer sur lui-même. Tout le monde dut se cramponner à quelque chose pour garder son équilibre. Galilée attrapa Héra par le coude, qui se trouvait à la hauteur de son épaule, et elle le souleva avec ce même bras tout en se retenant de l’autre main au dossier d’un fauteuil. L’une des femmes de l’équipage s’agrippa à son pupitre tout en pointant sa main libre vers son écran. Sur le pont qui se cabrait, Ganymède se déplaçait comme un acrobate, inspectant un écran, puis l’autre. Les membres de l’équipage lui criaient des choses sur un ton perçant. Sur les écrans, Galilée entrevit, remontant des profondeurs, le tourbillon d’une spirale conique pointue, visiblement immense – une affaire de plusieurs kilomètres. Les éclairs bleus emplirent à nouveau l’habitacle.
— Ça ne veut pas de nous ici, dit Ganymède. Pauline, ouvre le contact radio avec ces vaisseaux. Envoie ce message : Partez d’ici ! Partez d’ici ! Partez d’ici !
Un gémissement strident remonta le long de la colonne vertébrale de Galilée, lui dressant les cheveux sur la tête comme les piquants d’un porc-épic. Le son ressemblait à celui des loups hurlant à la lune. Galilée les avait souvent entendus dans le lointain, au cœur de la nuit, quand le reste du monde dormait. Mais le bruit qui l’emplissait à présent était aux hurlements des loups ce que le hurlement des loups était au langage humain – un bruit tellement fantastique que lesdits loups se seraient à coup sûr enfuis, la queue entre les jambes. La peur lui liquéfia les entrailles, et il vit que tout le monde à bord du vaisseau était aussi effrayé que lui. Il se cramponna au gros biceps d’Héra, s’entendit gémir involontairement. Il y avait trop de raffut pour qu’on se comprenne ; les hurlements de ces super-loups devinrent un cri stridulant qui lui semblait retentir de partout à la fois, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur de son corps. Les éclairs bleus étaient maintenant dans le vaisseau même, et jusque dans ses yeux, bien qu’il eût les paupières étroitement fermées.
— Fuyons ! hurla Héra.
Galilée se demanda si qui que ce soit avait pu l’entendre. En tout cas, le vaisseau remontait maintenant en spirale, si violemment que Galilée fut projeté sur ses genoux. Héra le releva d’un mouvement du bras, le fit tourner sur lui-même comme s’il n’était qu’un enfant et le lâcha sur un fauteuil. Elle tituba, faillit lui tomber dessus, puis s’assit lourdement par terre à côté de lui. Des éclairs noirs continuaient de les traverser, passant au travers du plancher pour ressortir par le plafond, comme pour les emporter dans une explosion sidérante, aquatique mais désincarnée, le tout montant en une spirale étourdissante. C’était comme s’ils étaient emportés dans la poigne d’une vis d’Archimède vivante. Plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ce qu’un choc énorme les projette tous sur le plafond. Après quoi, ils volèrent maladroitement vers le bas et heurtèrent le sol. Galilée se dit qu’ils avaient dû cogner la coque de glace qui recouvrait l’océan. Ils avaient l’impression que le vaisseau s’était brisé et que tout le monde allait bientôt finir noyé. Puis Galilée se trouva plaqué au sol, ce qui indiquait une nouvelle accélération, comme quand on se retrouve propulsé en arrière sur un cheval lancé au galop. À présent, c’était le vaisseau lui-même qui craquait et grinçait alors que le hurlement strident était étouffé. L’habitacle était à nouveau baigné par des étincelles de feu bleu. Ganymède, les deux bras appuyés sur le plus grand pupitre couvert d’écrans et d’instruments, parlait d’un ton impérieux aux membres d’équipage qui se cramponnaient à ses côtés. Apparemment, ils essayaient encore de piloter l’engin.
Ils remontèrent tant bien que mal, tournoyant dans tous les sens, tanguant et roulant, mais montant toujours.
— Les Européens sont devant nous ? demanda Ganymède.
— Il n’y a pas signe d’eux, répondit Pauline d’une petite voix, sous les hurlements étouffés.