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— Non, répondit la Piera.

— Ils étaient là, pourtant.

Il s’assit et réfléchit.

— Au lit, marmonna-t-il en se relevant. Je ne peux pas le faire cette nuit.

Il hésita.

— Ah, bon sang !

Se laissa retomber sur son tabouret.

— Il faut au moins que je vérifie… Quelle heure est-il ? Minuit ? Apportez-moi du vin chaud. Et restez ici avec moi.

Salviati n’était pas en ville, aussi Galilée se trouvait-il coincé dans la maison qu’il louait à Florence. Il se surprit à être d’une humeur étrange, distraite, pensive. Il fit savoir à Vinta, dans le langage le plus fleuri et le plus obséquieux dont il était capable, ce qui n’était pas peu dire, qu’il voulait aller à Rome faire la promotion de ses nouvelles découvertes – ou du moins, ainsi qu’il l’admit lors d’un entretien avec le secrétaire du grand-duc, les défendre. En effet, beaucoup de gens très sérieux n’avaient tout simplement pas de télescopes assez bons pour voir les lunes de Jupiter, et même les gens les mieux disposés à son égard, comme les jésuites – les meilleurs astronomes d’Europe en dehors de Kepler –, avaient du mal à procéder à leurs observations. En outre, un fait nouveau venait de se produire en Toscane. Un philosophe appelé Ludovico delle Colombe faisait circuler un manuscrit qui ne se contentait pas de tourner en ridicule l’idée que la Terre puisse tourner autour du Soleil, mais dressait en outre une longue liste de citations de la Bible étayant l’argument selon lequel l’idée de Galilée était contraire aux Écritures. Parmi ces citations on pouvait lire : « Il a fondé la terre sur ses lieux fixes » (Psaumes 104,5), « Il a établi le monde, qui est inébranlable » (I Chroniques 16,30), « Il étend le Septentrion sur le vide, suspend la terre sur le néant » (Job 26,7), « Lourde est la pierre et pesant le sable » (Proverbes 27,3), « Le ciel est en haut, la terre est en bas » (Proverbes 30,3), « Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits » (Ecclésiaste 1,5), « Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles » (Genèse 1,17)…

Galilée lut un manuscrit de cette lettre, qui lui avait été remis par Salviati, et chaque phrase lui arracha un juron.

— « Lourde est la pierre » ! Quelle ânerie !

Qui veut mettre à mort l’esprit humain ? répondit-il avec fureur à Salviati. Qui prétendra que tout ce qui dans le monde est observable et connaissable a déjà été vu et découvert ?

Les gens avaient peur du changement. Ils se cramponnaient à Aristote parce qu’il disait qu’au-dessus du ciel tout était immuable ; autrement dit, si vous mouriez et que vous montiez au ciel, vous ne changeriez pas non plus. Il écrivit à l’astronome Mark Welser :

Je soupçonne que notre désir de mesurer l’univers à l’aune de nos petits critères nous fasse tomber dans d’étranges fantasmes, et que notre haine particulière de la mort nous fasse détester la fragilité. Si ce que nous appelons la corruption était l’annihilation, les péripatéticiens auraient une raison d’en être aussi radicalement les ennemis. Mais si ce n’est rien d’autre qu’une mutation, elle ne mérite pas tant de haine. Je pense que personne ne se plaindrait de la corruption de l’œuf si ce qui en résulte est un poussin.

En d’autres termes, le changement pouvait être la croissance. Il était intrinsèque à la vie. Aussi les objections religieuses aux changements qu’il voyait dans le ciel étaient-elles stupides. Mais elles étaient également dangereuses.

Galilée écrivit donc toutes les semaines à Vinta, l’adjurant de demander à Sa Splendeur le grandissimo et brillant grand-duc au grand cœur de l’envoyer à Rome afin qu’il puisse expliquer ses découvertes. Pour finir, il convainquit Vinta qu’une visite ne pouvait pas nuire ;en vérité, elle pourrait ajouter à l’éclat de la réputation du prince. Le voyage fut donc approuvé, mais Galilée retomba malade. Pendant deux mois, il souffrit de fièvres et de maux de tête tels qu’il n’était pas question de voyager.

Il passa sa convalescence dans la villa de Salviati.

— Je suis empêtré dans quelque chose d’étrange, confia-t-il à son jeune ami. Dame Fortune m’a pris par le bras et jeté par-dessus son épaule. Dieu sait où elle m’emmène.

Salviati ne savait trop que conclure de tout cela, mais c’était un ami précieux à avoir avec soi en cas de crise. Il vous tenait la main, vous regardait et comprenait ce que vous lui racontiez ; ses yeux liquides, son sourire prompt étaient l’image même de l’intelligence du cœur. Il riait beaucoup, il faisait rire Galilée, et nul n’était plus rapide que lui quand il s’agissait de vous montrer un oiseau ou un nuage, de vous poser une devinette en rapport avec les nombres négatifs ou quelque énigme dans ce genre. Une bonne âme, et futée.

— Peut-être est-ce la Vicuna, la muse de la Justice, qui vous a pris par la main.

— Je voudrais bien, mais non, répondit Galilée avec un regard intérieur. C’est Dame Fortune qui décide de mon destin. La capricieuse. Une grande femme.

— Mais vous avez toujours été avventurato.

— Avec des fortunes diverses, ronchonnait Galilée. Bonnes et mauvaises.

— Mais les bonnes ont été si bonnes, mon ami. Pensez à vos dons, à votre génie. Ces qualités aussi, c’est Dame Fortune qui les dispense.

— Peut-être. En ce cas, pourvu que cela continue ainsi.

Finalement, impatienté par le contretemps que lui imposait son propre corps, Galilée écrivit à Vinta pour demander si on ne pourrait pas lui procurer une litière ducale pour son voyage. À ce moment-là, il était évident que son Sidereus Nuncius avait rendu Galilée célèbre dans toute l’Europe. Dans les cours qui avaient eu la chance de recevoir l’une de ses lunettes, de la Bavière à la Bohême, de France en Angleterre, des « fêtes stellaires » étaient organisées. Vinta était convaincu que la présence de Galilée à Rome ne pouvait qu’apporter honneur et prestige aux Médicis, aussi la mise à disposition de la litière ducale fut-elle approuvée.

Le 23 mars 1611, Galilée partit avec ses serviteurs, Cartaphilus et Giuseppe, et un petit groupe de cavaliers du grand-duc. Il emportait avec lui une lettre d’introduction auprès du cardinal Maffeo Barberini, écrite par une de ses vieilles connaissances, Michelangelo Buonarotti, le neveu du plus célèbre artiste florentin, qui était mort la veille de la naissance de Galilée, faisant parler (le père de Galilée, en tout cas) de transmigration des âmes.

Les routes entre Florence et Rome étaient aussi bonnes que bien d’autres en Italie, mais elles étaient encore lentes, même sur leurs meilleurs tronçons, qui étaient très limités du fait des dégâts causés par l’hiver. En litière, il y en avait pour six jours de voyage. La journée, Galilée s’installait sur les oreillers du carrosse afin de supporter les secousses des roues de bois cerclées de fer qui rebondissaient sur les pierres, tout cela dans le grincement perpétuel provoqué par leur passage sur des cailloux ou des lits de gravier. Parfois, il montait à cheval pour se reposer les reins et le dos, mais cela lui imposait une autre sorte de martèlement. Il détestait voyager. Rome était l’endroit le plus éloigné de Florence où il fût jamais allé, et il ne s’y était jamais rendu qu’une seule fois, vingt-quatre ans auparavant, avant le terrible accident dans la cave de Costozza qui avait ruiné sa santé.