Sa rencontre suivante devait être très importante pour Galilée, même s’il ne le sut pas sur le coup.
Elle eut lieu le samedi précédant Pâques, lorsqu’il alla présenter ses hommages au cardinal Maffeo Barberini. Ils se rencontrèrent dans l’un des bureaux situés à l’extérieur des murs de Saint-Pierre, près de la porte du Vatican qui donnait sur le fleuve. Galilée examina attentivement les jardins intérieurs de l’endroit ; il n’avait encore jamais arpenté la forteresse sacrée, dont l’horticulture intérieure méritait que l’on s’y arrête. La pureté avait été préférée à la vivacité, ainsi qu’il le nota sans surprise. Les sentiers étaient parsemés de gravier, les bordures étaient des lignes de pavés bien nets, les longues et étroites pelouses étaient tondues comme par des barbiers. Les massifs de roses et de camélias étaient tous soit blancs, soit rouges. C’était un peu trop.
Barberini se révéla un parfait homme du monde – affable, rapide, portant bien la tenue cardinalice de tous les jours ; souple et beau, avec une petite barbichette, la peau lisse, expansif. Son énergie le rendait aussi gracieux qu’un danseur, aussi à l’aise dans son corps qu’une belette ou une loutre. Galilée lui tendit les lettres d’introduction du neveu de Michelangelo et d’Antoine de Médicis, et Barberini les écarta après un coup d’œil, après quoi il prit Galilée par la main et le conduisit dans la cour de son bureau, lui faisant grâce de tout cérémonial.
— Parlons tout à notre aise.
Galilée était redevenu lui-même, un homme heureux, plein d’entrain, qui avait le génie des mathématiques. Pendant ces entretiens avec les nobles, il se montrait vif et drôle, gloussant toujours dans sa barbe de son gros rire de baryton, ne demandant qu’à plaire. Il ne savait pas grand-chose sur ce cardinal, mais les Barberini étaient une famille puissante, et il avait entendu dire que Maffeo était un virtuose, qui s’intéressait de près aux questions intellectuelles et artistiques. Il donnait de nombreuses soirées au cours desquelles la poésie, la chanson et les débats philosophiques étaient distractions courantes, et il écrivait lui-même des poèmes dont, prétendait-on, il était très fier. Galilée supposa donc que c’était un prélat dans le style de Sarpi, large d’esprit et libéral. En tout cas, il était parfaitement à l’aise, et il montra à Barberini son occhialino dans les moindres détails.
— J’aurais aimé en apporter suffisamment pour pouvoir en laisser un en présent à Votre Éminence, mais on ne m’a permis d’emporter qu’une petite malle pour tout bagage.
Barberini accueillit cette maladresse par un hochement de tête.
— Je comprends, murmura-t-il. Je me contenterai pour l’instant de regarder dans le vôtre, ça me suffira amplement. Mais il est vrai que j’aimerais bien en avoir un. Ce qu’on peut voir avec est tout simplement stupéfiant.
Il se recula pour observer Galilée.
— C’est curieux… qui aurait pu croire qu’il y a dans les choses lointaines plus de choses à voir que nos yeux ne nous permettent d’en discerner…
— Oui, c’est vrai. Il faut reconnaître que nos sens ne nous transmettent pas tout, même de ce qui relève du monde sensible.
— Assurément.
Ils regardèrent dans la lunette les collines lointaines à l’est de Rome. Le cardinal s’émerveilla et lui donna une tape sur l’épaule comme l’aurait fait n’importe qui.
— Vous nous avez donné de nouveaux mondes, dit-il.
— En tout cas, je vous les ai donné à voir, rectifia Galilée, pour paraître convenablement humble.
— Et comment les péripatéticiens prennent-ils ça ? Et les jésuites ?
Galilée dodelina de la tête.
— Ils ne s’en réjouissent guère, Votre Grâce.
Barberini éclata de rire. Il avait été élevé chez les jésuites mais il ne les aimait pas ; Galilée le comprit, aussi poursuivit-il :
— Certains d’entre eux refusent même absolument de regarder dans la lunette. L’un d’eux est mort récemment, et comme je l’ai dit alors, lui qui ne voulait pas regarder les étoiles par ma lunette peut maintenant les examiner de près, au cours de son ascension vers le Ciel !
Barberini eut un rire énorme.
— Et Clavius, qu’en dit-il ?
— Il admet qu’il y a des lunes en orbite autour de Jupiter.
— Les Lunes Médicéennes, comme vous les appelez ?
— Oui, répondit Galilée, se rendant pour la première fois compte que ça pouvait être une nouvelle maladresse. J’espère faire beaucoup d’autres découvertes dans le ciel, et rendre hommage, comme il se doit, à ceux qui m’auront aidé.
Le cardinal eut un petit sourire pas tout à fait amical.
— Et vous pensez que ces lunes jupitériennes prouvent que la Terre tourne autour du Soleil d’une façon analogue à ce que prétendait Copernic ?
— C’est en tout cas la preuve que les lunes tournent autour des planètes, comme notre Lune tourne autour de la Terre. Ce qui prouve le mieux la vision copernicienne, Votre Grâce, ce sont les phases de Vénus, que l’on peut observer grâce à la lunette.
Galilée lui expliqua comment, pour Copernic, les phases de Vénus s’étaient combinées à la façon dont sa distance variait par rapport à la Terre pour donner l’impression, à l’œil nu, qu’elle avait toujours le même éclat, ce qui plaidait contre l’idée selon laquelle elle avait des phases, quand on n’avait pas de lunette pour les observer ; et comment la position de Vénus, toujours très basse dans le ciel, le matin et le soir, s’ajoutait à la découverte de ses phases à l’aide de la lunette pour étayer l’idée selon laquelle Vénus tournait bien autour du Soleil, à l’intérieur même de l’orbite que la Terre décrivait autour du même Soleil. Ces théories n’étaient pas faciles à illustrer par des mots, et Galilée se sentait assez à l’aise pour se lever afin d’aller prendre trois citrons dans une coupe, qu’il disposa et déplaça sur la table pour illustrer sa théorie, à la satisfaction évidente de Barberini.
— Et les jésuites nient tout cela ! répéta le cardinal lorsque Galilée eut achevé une démonstration très convaincante du système.
— Eh bien, non. Ils conviennent maintenant que le phénomène est, au moins, réel.
— Mais ils disent aussi que l’explication n’est pas encore si claire. Oui, ça tient debout. Ça leur ressemble bien. Et après tout, je suppose que Dieu a très bien pu arranger tout cela à Sa convenance.
— Évidemment, Votre Grâce.
— Et Bellarmino, qu’en dit-il ?
— Je l’ignore, Votre Grâce.
Le sourire du cardinal se fit un peu plus torve et rusé.
— Nous finirons peut-être par le savoir.
Ensuite, il parla de Florence, de son amour pour la ville et pour sa noblesse, propos auxquels Galilée fit joyeusement écho. Et quand Barberini lui posa la question rituelle sur ses poètes favoris, Galilée déclara :
— Oh, je préfère l’Arioste au Tasse, de même que la viande aux fruits confits.
Cela fit rire le cardinal, car c’était l’inverse de la caractérisation habituelle des deux. L’entretien se poursuivit donc on ne peut mieux, jusqu’à sa conclusion et à la prise de congé obséquieuse de Galilée. Le cardinal Barberini avait dû beaucoup s’amuser, parce que l’après-midi même il écrivit à Antoine de Médicis et à Buonarotti, le neveu de Michelangelo, pour leur dire combien il appréciait qu’ils lui aient recommandé le nouveau philosophe de la cour de Florence, et qu’il serait ravi de l’aider par tous les moyens à sa disposition.
Quelques jours plus tard, Galilée fut invité par Giovanni Battista Deti, le neveu du défunt pape Clément III, à une fête où il rencontra quatre autres cardinaux, et assista à une conférence donnée à l’assemblée par Giovanni Battista Strozzi. Au cours du débat qui s’ensuivit, Galilée se retint d’intervenir, comme il devait le dire par la suite à tous ses correspondants, sentant qu’en tant que nouveau venu c’était l’attitude à adopter, par courtoisie. Il eut du mal à se taire, sa tendance naturelle le portant à discourir, pour ne pas dire à pérorer continuellement, compte tenu, aussi, de ce qu’on ne pourrait décrire que comme sa familiarité croissante avec le sujet de la conférence de Strozzi, à savoir l’Orgueil. Car le succès de toutes ces visites lui montait à la tête. Soir après soir, il participait à des soupers, souvent à la résidence du cardinal Ottavio Bandini, sur le Quirinal, juste à côté du palais du Pape, et après avoir joui des mets et de la prestation des musiciens, il se levait et devenait l’attraction au programme, discourant et engageant les invités à regarder le paysage à travers sa lunette. Les gens ne manquaient jamais de s’exclamer, les chevilles de Galilée enflaient en conséquence, et lorsqu’il regagnait le Palazzo Firenze après ces réjouissances, c’est tout juste si nous pouvions lui retirer sa veste et ses bottes.