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Un banquet donné au palazzo de Federico Cesi, le marquis de Monticelli, devait avoir des conséquences durables. Ce jeune homme avait fondé l’Accademia dei Lincei, l’Académie des Lynx, dont les membres se réunissaient régulièrement pour discuter de questions mathématiques et de philosophie naturelle. Ces réunions étaient financées par Cesi, qui avait aussi utilisé sa fortune pour rassembler dans son palazzo une collection en perpétuelle augmentation de merveilles naturelles. Lorsque Galilée arriva, Cesi lui fit faire le tour de deux salles pleines à craquer de magnétites, d’échantillons de corail, de cornes de licorne, d’œufs de griffon, de noix de coco, de coquilles de nautile, de dents de requin, de bocaux contenant des fœtus monstrueux, d’escarboucles qui brillaient dans le noir, de carapaces de tortue, d’une corne de rhinocéros incrustée d’or, d’un bol de lapis-lazuli, de crocodiles séchés, de maquettes de canons, d’une collection de pièces romaines, et d’une boîte de camées réellement ravissants.

Galilée inspecta chacun de ces objets avec une authentique curiosité.

— Merveilleux, dit-il en regardant par le bout creux d’une corne de licorne enchâssée dans l’or. Elle doit être aussi grosse qu’un cheval.

— C’est bien ce qu’on dirait, n’est-ce pas ? répondit joyeusement Cesi. Mais venez voir mon herbarium…

Ainsi que le constata Galilée, Cesi était avant tout un botaniste. Il avait des centaines de feuilles et de fleurs séchées, présentées dans de gros livres épais et accompagnées de descriptions. Il montra ses préférées avec enthousiasme. Galilée l’observait attentivement. Il était jeune, beau, très fortuné, aimait la compagnie des hommes. Et il avait pour lui, Galilée, une admiration sans bornes.

— Vous êtes celui que nous attendions, dit-il alors qu’ils refermaient les herbiers. Nous avions besoin d’un mentor pour illuminer la voie vers des niveaux supérieurs, et maintenant que vous êtes là, je suis sûr que cela va arriver.

— Peut-être, s’autorisa Galilée.

Il aimait cette idée d’Académie des Lynx. Sortir du carcan des universités et de tous leurs péripatéticiens, hisser les mathématiques et la philosophie naturelle au plus haut niveau de pensée et d’étude : c’était grand, c’était nouveau, c’était une percée. Une nouvelle sorte d’institution, ainsi qu’une alliée potentielle.

Plus tard, ce jour-là, Cesi organisa un dîner pour présenter Galilée. La réception eut lieu dans les vignobles de monsignor Malvasia, en haut du Janiculum, la plus haute des collines de Rome. Il y avait là les membres des Lynx et une dizaine d’autres personnages qui partageaient leurs vues ; il faisait encore jour et on avait, depuis le Janiculum, une vue dégagée sur la ville, dans toutes les directions. Certains des Lynx venaient de l’étranger, tels que les Allemands Johann Faber et Johann Schreck, le Hollandais Jan Eck et le Grec Giovanni Demisiani.

Galilée commença par braquer sa lunette sur la basilique Saint-Jean-de-Latran, de l’autre côté du Tibre, à une distance d’environ trois milles, la gardant en ligne de mire pour laisser à tout le monde le temps de lire, en regardant dans l’oculaire, l’inscription sur la loggia, au-dessus de l’entrée latérale, telle que Sixte V l’avait fait sculpter au cours de la première année de son pontificat :

Sixtus Pontifex Maximus Anno primo

Comme d’habitude, tous furent stupéfiés par leur soudaine faculté à lire une inscription aussi distante. Lorsque chacun eut regardé plusieurs fois dans l’occhialino, et lu et relu l’inscription, de nombreux toasts furent proposés et portés. La réunion devint de plus en plus animée, les têtes se mirent presque à tourner ; les musiciens de Cesi, sentant l’esprit du moment, jouèrent une fanfare de trompettes qu’ils sortirent de sous leurs fauteuils. Galilée s’inclina, et alors que les cuivres jouaient, il tourna sa lunette vers la résidence du duc d’Altemps, qui se dressait loin à l’est, au sommet d’une colline située sur les contreforts des Apennins. Lorsqu’il l’eut en ligne de mire, les Lynx se massèrent à nouveau autour de lui pour compter à tour de rôle les fenêtres qui décoraient la façade de la grande villa, à une quinzaine de milles de là. Et le Janiculum fut ébranlé par des acclamations retentissantes.

Plus tard, cette nuit-là, après avoir beaucoup bu, mangé et parlé, et après qu’on eut jeté un bref coup d’œil à la Lune, qui était trop pleine pour que la lunette permette d’en montrer davantage qu’une masse blanche, Demisiani, le Grec, s’assit auprès de Galilée et se pencha vers lui.

— Vous devriez donner à votre instrument un nouveau nom grec, dit-il, son visage saturnin illuminé par cette suggestion, ou par le fait que c’était lui qui la faisait. Vous devriez l’appeler « télescope ».

— Telescopio ? répéta Galilée.

— Pour voir de loin. Tele scopio, voir à distance. C’est mieux que perspicullum, qui ne désigne qu’une lentille après tout, ou que visorio, qui ne veut dire que visuel, ou optique. Et occhialino fait un peu riquiqui, comme si vous vouliez simplement espionner quelqu’un. C’est trop petit, trop provincial, trop toscan. Les autres peuples ne l’utiliseront jamais, et ils devront créer des mots à eux. Alors que télescope, tout le monde le comprendra, tout le monde l’utilisera. Comme toujours, avec le grec !

Galilée hocha la tête. Assurément, les meilleurs noms scientifiques étaient toujours latins ou grecs. Kepler employait perspicullum.

— Les mots racines sont très anciens et basiques, dit Demisiani, de même que le fait de les associer.

Galilée bondit sur ses pieds et leva sa lunette au-dessus de lui, attendant que le groupe lui prête attention et fasse silence.

— Te-le-sco-pio ! beugla-t-il en laissant traîner les syllabes comme s’il appelait Mazzoleni, ou comme s’il annonçait le nom d’un champion.

Le groupe éclata en acclamations et Galilée, plein d’une joie soudaine, se pencha pour donner l’accolade au Grec radieux : évidemment, son invention était une telle nouveauté pour le monde qu’elle exigeait un nom nouveau ! Ce n’était plus un occhialino !

— TE-LE-SCO-PIO !

Qui peut dire combien des collines de Rome environnantes entendirent le groupe hurler le nouveau mot ? Personne. À lui seul, Galilée pouvait être entendu à mi-chemin de Salerne.