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Le lendemain même, la nouvelle arriva : le pape voulait le voir.

Une audience avec le pape Paul V… Au Palazzo Firenze, la routine prit une allure légèrement frénétique. Dormir était difficile. Galilée n’essaya même pas. Il observa Jupiter en se demandant ce qui l’attendait, puis il finit quand même par s’assoupir. Il se réveilla tôt, avant le lever du soleil, et partit se promener tranquillement, à l’aube, dans le jardin à la française orné de statues. Il procéda à ses ablutions, prit un repas léger. Peut-être plus léger ce jour-là que d’ordinaire. Puis Cartaphilus et Giuseppe l’aidèrent à revêtir ses plus beaux atours, à choisir la plus sombre et la plus cérémonieuse de ses deux vestes habillées, qu’il commençait à porter un peu trop, depuis le début de son séjour. Presque tous les soirs, quand il sortait, il portait l’une ou l’autre, et les gens qu’il voyait de façon régulière avaient dû remarquer qu’il n’avait emporté avec lui qu’une garde-robe limitée.

Niccolini lui rendit visite alors qu’il mettait la dernière main à sa toilette, pour lui parler de l’audience, et pour lui conter les nouvelles des Avvisi, la gazette de Rome qui rapportait les potins et les rumeurs sur la semaine que venait de passer Sa Sainteté et ce qui semblait la préoccuper. Comme tout le monde, Galilée connaissait l’histoire du pape : le cardinal Camillo Borghese était un membre jusque-là obscur de cette famille parmi les plus puissantes et les plus redoutables, un canoniste dont l’élection comme pape était tellement inattendue qu’il la considérait lui-même comme résultant de l’intercession du Saint-Esprit, et voyait dans toutes ses actions pontificales subséquentes des intentions divines. Ce qui incluait la pendaison d’un certain Piccinardi, qui avait eu la désinvolture d’écrire (alors même qu’il ne l’avait pas fait publier) une biographie non autorisée du prédécesseur de Paul, Clément VIII, donnant à son pontificat un ton que nul n’oublia.

Niccolini ne rappela pas à Galilée cet exemple particulier de la sévérité de Paul, mais sut se faire comprendre de façon détournée. Le pontife, lui dit-il en manière d’avertissement, était rigide, entêté, péremptoire. Dans ces années pénibles où sévissait la contre-réforme, il ne tolérait aucun écart aux règles et aux tactiques fixées, un demi-siècle plus tôt, par le concile de Trente. Bref, c’était un pape.

— Comme d’habitude, le pouvoir papal lui a fait prendre un peu de poids, conclut Niccolini.

L’audience eut lieu à la Villa Malvasia, à l’endroit même où Galilée se trouvait la veille au soir. C’était l’idée du pape ; il avait envie de sortir du Vatican. Niccolini conduisit donc Galilée dans l’immense antichambre de la villa, et le présenta à Paul, en des termes plutôt guindés, et nerveusement.

Effectivement, le pape était gras – un homme énorme, presque sphérique sous sa robe rouge, affublé d’un cou charnu aussi large que sa tête, avec des yeux porcins enfoncés dans d’épais replis de peau. Il avait un petit bouc triangulaire. Galilée s’agenouilla devant lui et baisa l’anneau qu’on lui présentait, en murmurant la prière de révérence que Niccolini lui avait enseignée.

— Levez-vous, ordonna sèchement Paul, l’interrompant. Adressez-vous à nous debout.

C’était un grand honneur. S’efforçant de garder une contenance, Galilée se leva le moins maladroitement possible, puis inclina la tête.

— Marchez avec nous, ordonna Paul. Nous souhaitons faire un tour dans le jardin.

Galilée suivit le pape et marcha avec lui, Niccolini et une petite troupe d’assistants pontificaux et de serviteurs à leur suite. Ils se promenèrent dans le vignoble à flanc de colline, que Galilée connaissait déjà bien grâce aux nombreux banquets des semaines précédentes. Il s’habitua peu à peu à la brusquerie du gros homme, à sa démarche lente, et il se sentit de plus en plus à l’aise. Il paraissait avoir oublié le stylet qui traversait de part en part la tête de Paolo Sarpi, et s’adressa à Sa Sainteté comme à Dieu en personne. Il l’entretint surtout du bonheur qu’il avait de voir de nouvelles étoiles dans le ciel, soulignant quelle bénédiction c’était que d’assister aux nouveaux pouvoirs maintenant accordés à l’homme par le Seigneur.

— Certains évoquent les problèmes théologiques causés par ces découvertes, dit calmement Galilée, mais en réalité ces problèmes ne sont pas possibles, la création étant une et indivisible. Le monde de Dieu et la parole de Dieu sont nécessairement les mêmes, les deux étant de Dieu. Toutes les disparités apparentes ne sont qu’une question d’incompréhension humaine.

— Évidemment, répondit laconiquement Paul.

Il n’aimait pas la théologie. Il écarta ces questions comme il aurait chassé les abeilles qui bourdonnaient dans le vignoble alentour.

— Vous avez notre soutien en la matière.

Après cela, Galilée parla d’autres choses, se sentant emporté par cette déclaration comme une voile gonflée par le vent. Il perdit un peu de son sérieux, et recouvra un peu plus de sa personnalité de courtisan habituel. Après trois quarts d’heure de cette lente promenade dans les vignes, Paul jeta un coup d’œil à ses secrétaires et s’éloigna simplement vers sa litière, qui l’attendait devant la villa.

Surpris par ce départ abrupt, Galilée resta planté là, bouche bée, se demandant s’il avait offensé Sa Sainteté par une parole imprudente. Mais Niccolini lui assura que Paul se comportait toujours ainsi – et que, compte tenu de la fréquence de ses audiences, le temps qu’il économisait en coupant court aux adieux toujours prolongés se montait à une heure sinon plus tous les jours.

— Ce qui est surprenant, c’est qu’il soit resté aussi longtemps. Fallait-il qu’il soit sincèrement intéressé, sinon il serait parti beaucoup plus tôt.

En vérité, l’audience s’était merveilleusement déroulée, et Galilée avait été honoré d’une grande faveur en recevant l’ordre de se promener avec le pape. Ç’avait été l’une des audiences les plus amicales auxquelles l’ambassadeur avait jamais assisté. Un triomphe pour Galilée et pour Florence. Venant de Niccolini, qui était tout à coup enthousiaste, Galilée sut que ce devait être la vérité.

Après cela, Galilée perdit la tête – ce que son entourage put constater. L’interminable succession de banquets où il se trouvait au centre de toutes les attentions et de tous les éloges, la richesse des mets, les balthazars et les fiasques de vin, les longues nuits, où malgré toutes ces fêtes il restait debout pour continuer à observer Jupiter et ses lunes, si bien qu’il parvint à s’approcher des bonnes durées orbitales pour I, II, III et IV – alors même qu’il lui fallait encore se lever tôt le lendemain matin pour se préparer au festin suivant. Tout cela, il commençait à le payer. L’idée qu’il puisse ne pas ouvrir la bouche au cours d’une discussion, lors d’un banquet, que ce soit par suffisance ou pour toute autre raison, devenait risible. Il discourait, il faisait des laïus, il palabrait, il se vantait. Il avait toujours su qu’il était plus intelligent que les autres. Mais pendant toutes ces années où il n’avait pas franchement semblé en profiter, cela l’avait moins impressionné. Maintenant, alors qu’il se faisait une idée de plus en plus haute de lui-même, il commençait à utiliser son esprit comme une épée ou, pour être plus précis, compte tenu du mode buffo, rugueux, de son humeur, comme une massue. Le buffo se faisait buffare au fur et à mesure qu’il se gonflait de sa propre importance.

Ainsi, alors qu’il parlait, un soir, de la surface accidentée de la Lune que son télescope révélait si nettement, il rappela à tous que c’était là un gros problème pour les pauvres péripatéticiens : l’orthodoxie aristotélicienne voulait que tout, dans les cieux, soit parfaitement géométrique, par conséquent la Lune devait être une sphère parfaite. Même le père Clavius, dit-il, s’était risqué à écrire que, bien que la surface visible de la Lune soit inégale, cela pouvait être illusoire, et que toutes ses montagnes et ses plaines pouvaient être encloses dans une coque de cristal transparente qui constituait sa sphéricité parfaite. Le ton de la voix de Galilée traduisait son incrédulité devant cette opinion, et, si le public ricanait, il lui prêtait également une attention croissante. Tout cela devenait de plus en plus limite.