Cartaphilus avait rejoint certains des autres serviteurs en empruntant un oreiller et une bouteille de vin et en s’étendant dans le vignoble, hors de portée de la lumière qui baignait la longue table de banquet. Il écoutait et regardait les invités dans leurs beaux atours et couverts de joyaux comme s’ils avaient formé un tableau qui aurait pris vie et se serait animé pour eux seuls. Mais il se redressa et posa sa bouteille lorsque Galilée commença à tourner le célèbre vieux jésuite en dérision :
— Dans la mesure où chacun a le droit d’imaginer ce qui lui chante, alors bien sûr n’importe qui peut dire que la Lune est entourée par une substance cristalline, transparente et invisible ! Qui pourrait le contredire ? Je l’accorderai sans objection, pourvu que, avec une égale courtoisie, on me permette de dire que le cristal a, à sa surface extérieure, un grand nombre de gigantesques montagnes, trente fois plus hautes que celles de la Terre, mais invisibles parce qu’elles sont diaphanes. Je puis donc me représenter une autre Lune dix fois plus montagneuse que je ne l’ai dit la première fois !
Autour de la table, les invités se mirent à rire.
— L’hypothèse est jolie, poursuivit Galilée, aiguillonné par leur amusement. Mais son seul défaut est de n’être ni démontrée, ni démontrable ! Comment ne pas voir que c’est une fiction purement arbitraire ? Alors quoi, si pour vous l’atmosphère terrestre est aussi une sorte de coque transparente, bien sûr que la Terre est elle aussi parfaitement sphérique !
Tous rirent de plus belle. Cela faisait des années que Galilée, avec son mélange si caractéristique d’esprit et de sarcasme, faisait rire les gens. Mais Christopher Clavius s’était toujours montré amical à son égard ; sans compter que, d’une façon générale, il n’était jamais bon de se moquer des jésuites. Surtout publiquement, à Rome, et juste avant le somptueux banquet que les jésuites se préparaient à donner au Collège de Rome en l’honneur de vos succès. C’était pourtant exactement ce que Galilée faisait. Cartaphilus en était réduit à gémir et à se remettre à boire à même sa bouteille ; vu depuis l’obscurité du vignoble, le spectacle de Galilée debout dans la lumière des torches de la longue tablée de fêtards assis sur leur chaise était une sorte de vivant tableau de l’Orgueil avant la Chute.
Mais il ne s’en apercevait pas. Il mangeait, il parlait, il se pavanait. Il braqua son télescope sur le Soleil en utilisant une méthode d’observation suggérée par Castelli. On se servait du tube pour diriger, à travers lui, la lumière du soleil sur une feuille de papier où l’on pouvait regarder le grand cercle éclairé à son aise, sans danger pour les yeux. Il devenait alors immédiatement évident pour n’importe quel spectateur que l’image éclairée du soleil était criblée de petites taches sombres, indistinctes. Au fil des jours, ces taches sombres se déplaçaient sur la face du Soleil d’une façon qui suggérait à Galilée que le Soleil tournait aussi, à une vitesse telle qu’il estima la longueur de sa journée à environ un mois. Il tournait donc à une vitesse comparable à celle de la Lune dans sa course autour de la Terre ; et ils faisaient la même taille dans le ciel. C’était bizarre. Chaque jour, il esquissait des schémas des taches solaires, et plaçait les croquis côte à côte pour montrer la succession des emplacements.
Galilée revendiqua pour lui-même la découverte de la rotation du Soleil, alors que certains astronomes – des jésuites, encore une fois – suivaient les taches solaires depuis pas mal de temps déjà. Il proclama haut et fort sa découverte, prétendant ne pas être conscient du fait qu’elle avait de quoi embarrasser les péripatéticiens, et ne pas voir non plus qu’elle contredisait certaines des assertions astronomiques de la Bible. Il s’en fichait. Aurait-il remarqué que cela posait problème à ses adversaires qu’il se serait probablement contenté de leur lâcher une autre blague lourdingue, mordante, à ce sujet.
Pour le moment, aucune de ces inélégances ne semblait avoir d’effet néfaste. Au banquet que les jésuites donnèrent en son honneur, personne ne parla de sa sortie aux dépens de Clavius, et l’astronome jésuite hollandais que Galilée avait rencontré auparavant, Odo Maelcote, lut un commentaire érudit du Sidereus Nuncius qui confirmait toutes les découvertes annoncées par Galilée. Il n’avait, apparemment, aucune raison de s’inquiéter.
Puis à Niccolini, enthousiaste de fraîche date, succéda, en tant qu’ambassadeur de Cosme à Rome, Piero Guicciardini ; lequel, ayant trouvé Galilée au sommet de sa grandiloquence, le prit en grippe. Tandis qu’à Florence Belisario Vinta fut remplacé en tant que secrétaire de Cosme par Curzio Picchena, qui avait en commun avec Guicciardini de voir d’un assez mauvais œil la virulence avec laquelle Galilée se faisait l’avocat de la position copernicienne. Ils ne voyaient pas pour quelle raison les Médicis se laisseraient entraîner dans une controverse potentiellement très embarrassante. Mais si Galilée remarqua ces nouveaux venus et prit bonne note de leur attitude vis-à-vis de lui, encore une fois, il ne parut pas s’en soucier.
Pendant ce temps, le cardinal Bellarmino, le plus proche conseiller du pape Paul – lui aussi un jésuite, et l’inquisiteur qui s’était occupé du cas Giordano Bruno –, déclencha une enquête sur les théories de Galilée. Probablement à l’instigation de Paul, mais les espions à l’intérieur du Vatican qui en avaient eu vent ne pouvaient le garantir. Bellarmino, disaient-ils, avait lui-même regardé dans un télescope ; il avait demandé l’avis de ses collègues jésuites ; il avait assisté à une réunion du Saint-Office de la Congrégation qui, par la suite, avait commencé à s’intéresser à l’affaire. Il semblait bien que Bellarmino fût celui qui avait ordonné l’enquête.
Mais, ne sachant trop quoi en penser, personne ne parla à Galilée de ce développement préoccupant. Lui, de son côté, à cause de son entrevue avec le pape et de tout ce qui lui était arrivé d’autre, était infatué de lui-même, arrogant et présomptueux. La visite à Rome avait porté plus de fruits qu’il n’en escomptait, c’était un triomphe sous quelque angle qu’on l’envisageât, même si Guicciardini laissait entendre qu’il valait mieux partir alors qu’il était encore adulé. L’ambassadeur resta juste à la limite de la courtoisie à ce sujet, mais si Galilée s’était glissé dans son bureau et avait regardé les lettres posées sur sa table de travail, ce qui n’aurait pas été très difficile en vérité, il aurait eu une impression plus juste de l’état d’esprit de l’ambassadeur :
Galilée n’a pas la force de jugement nécessaire pour se contrôler, de sorte qu’il rend le climat de Rome très dangereux pour lui-même, surtout en ces temps où nous avons un pape qui déteste les génies.
Au bout d’un certain temps, Galilée comprit les allusions de l’ambassadeur, ou prit sa décision de son propre chef, et annonça qu’il rentrait à Florence. Le cardinal Farnese donna un banquet d’adieu en son honneur et l’accompagna dans son voyage de retour vers le nord jusqu’à Caprarola, la villa que les Farnese possédaient à la campagne, où Galilée fut invité à se reposer luxueusement une nuit. Galilée emportait avec lui un rapport écrit qu’il avait demandé au cardinal del Monte, adressé à Cosme et à Picchena. Le cardinal concluait son hommage en ces termes : Eussions-nous encore vécu sous l’ancienne république de Rome, je suis sûr qu’une statue aurait été érigée en son honneur au Capitole – peut-être à côté de la statue de Marc Aurèle, qui s’y trouvait encore. On aurait pu trouver pire compagnon de gloire. Pas étonnant que tout cela ait tourné la tête de Galilée. Pour ce qu’il en savait, sa visite à Rome était un succès complet.