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Il avait vu des pots de cette matière bouillonner dans un alambic. Il renifla, mais ne sentit rien.

— Du soufre ou des sels de soufre et des oxydes de soufre. Ici, nous sommes près du point triple du soufre, si bien qu’il se vaporise au moment même de l’éruption, et qu’il explose littéralement lorsqu’il est exposé au vide. Il peut jaillir d’un geyser et retomber à plus de cinquante milles de distance, voire davantage.

— Je ne comprends pas, avoua Galilée.

— Je sais.

Elle lui adressa un regard et dit :

— Vous avez le courage de l’admettre. Cela dit, il faut bien reconnaître que très peu de personnes comprennent vraiment ce phénomène.

— C’est ce que j’avais remarqué.

— Oui. Eh bien, ce n’est pas moi qui vous parlerai en détail de la physique et de la chimie impliquées. Mais je peux vous en dire davantage sur ce que vous avez vu ici, et sur la personne qui vous y a amené. Et pourquoi ils agissent comme ils le font, son groupe et lui.

— J’apprécierais beaucoup, répondit poliment Galilée.

Il était toujours bon d’avoir plusieurs sources de parrainage potentielles ; ça permettait de faire appel tantôt à l’une, tantôt à l’autre, ou de les jouer l’une contre l’autre, voire de les utiliser comme bras de levier pour en tirer un avantage différentiel.

— Vous avez dit qu’ils m’avaient fait venir sur Europe, puis que nous étions descendus dans l’océan qui s’y trouve – pour moi, ce doit être un monde très différent de celui-ci ! Ils espéraient empêcher les autres d’y aller parce que c’est un endroit interdit. Mais nous avons provoqué quelque chose. Une sorte de rencontre. Je m’en souviens presque ; c’était comme un rêve éveillé. J’ai l’impression de me rappeler que nous avons été plus ou moins… appelés. Par une chose qui vivait dans l’océan. Il y avait un bruit, aussi, comme des hurlements de loups…

— En effet. Très bien. Je ne suis pas surprise que vous vous en souveniez, malgré les produits amnésiants qu’ils vous ont donnés. Les abréactions fusent à travers les zones bloquées sous forme de souvenirs similaires, et le fait de vous trouver là vous aide à vous rappeler vos visites précédentes.

— Visites ?

— Ce qui m’étonne, c’est que Ganymède vous ait emmené pour cette incursion. Il se peut qu’il n’ait pas eu connaissance du moment où les Européens comptaient effectuer leur descente, et qu’il ait été obligé de vous faire participer à quelque chose qui ne vous était pas destiné.

— Ah.

— Je sais qu’il vous a raconté que son groupe vous avait fait venir à notre époque pour les conseiller sur une affaire d’une importance fondamentale.

— C’est une idée étrange, fit Galilée, s’efforçant, de manière peu convaincante, de faire preuve de modestie.

Elle eut un rapide sourire.

— D’après Ganymède, vous êtes le premier scientifique, et en tant que tel l’un des personnages les plus importants de l’Histoire. Néanmoins, s’il vous a fait venir ici, ce n’était pas pour vous demander votre avis.

— En ce cas, c’était pour quoi ?

Elle eut un haussement d’épaules éloquent, comme aurait pu en avoir une Toscane.

— Il s’était peut-être dit que votre présence l’aiderait à justifier ses actions sur Europe. Aucun autre membre du Conseil ne voulait prendre la responsabilité d’interférer avec les Européens. Ganymède prétendait que ce qu’ils se proposaient de faire contaminerait dangereusement une zone d’étude cruciale, si bien que le mieux sur le plan scientifique, et le plus sûr pour l’humanité, était de les en empêcher. Il vous a projeté dans le futur, à l’aide d’une prolepse dont il espérait qu’elle appuierait sa position.

— En quoi ma présence avait-elle une importance ? s’étonna Galilée.

— Je ne sais pas, admit-elle en lui jetant un regard de sous ses sourcils froncés. Il a créé tellement plus d’analepses que n’importe qui d’autre qu’il est difficile de dire avec précision où il en est. Je me demande s’il ne vous a pas amené ici surtout pour vous changer, vous. Pour vous faire faire ce qu’il veut que vous fassiez, à votre époque. Malgré le blocage amnésique de votre mémoire consciente, vous subissez tout de même des changements, ici. Et puis, encore une fois, par votre présence en cet endroit il démontre l’usage imprudent qu’il fait de l’intricateur, espérant ainsi effrayer le Conseil. À moins qu’il ne pense que vous renforcerez son autorité, en tant que premier scientifique. On pourrait dire que vous êtes le saint patron des scientifiques. En tout cas, Ganymède vous voue un culte.

— Si vous voulez mon avis, le premier scientifique, c’était Archimède.

— Peut-être bien, répondit-elle en fronçant les sourcils. En fait, il y a également eu des intrusions analeptiques dans les parages d’Archimède. Mais vous êtes le premier scientifique moderne, le grand martyr de la science, celui que tout le monde connaît et dont on se souvient.

— Les gens ne se souviennent pas d’Archimède ? demanda Galilée, incrédule.

Martyr ? Cela éveilla comme un écho en lui…

Elle se rembrunit.

— Les historiens, si, j’en suis sûre. En tout cas, vous avez raison de mettre en doute les prétendues raisons de Ganymède. Il est possible qu’il ait besoin de votre effet à partir d’ici, dans une prolepse. À moins qu’il ne façonne son analepse à travers ce à quoi il vous expose à notre époque.

Galilée rumina ces termes qui, pour lui, étaient issus de la rhétorique.

— Un déplacement vers l’arrière ?

— Oui.

— Alors, en quelle année sommes-nous, ici ?

— Nous sommes en 3020.

— En 3020 ? De notre ère ?

— Oui.

Galilée ne put s’empêcher de déglutir.

— Ça fait un sacré bout de temps, dit-il enfin en essayant de faire bonne figure. Revenir me chercher est en effet une analepse…

Il se remémora le visage de l’étranger – Ganymède – au marché, son information sur un télescope. Venu de l’Alta Europa, lui avait-il dit, cette première fois.

— Comment cela marche-t-il ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle fronça les sourcils.

— Vous auriez besoin d’un cours de physique, mais ce n’est pas moi qui vous le donnerai. D’ailleurs, nous n’avons pas le temps. J’ai fait main basse sur son intricateur, et sur vous, ce qui aura des conséquences que nous pourrions regretter. Dans le temps qui nous est imparti, je souhaiterais vous parler d’autre chose. Parce que maintenant qu’ils ont procédé à cette analepse à votre époque, en Italie, il est vraisemblable qu’elle persiste, et qu’elle ait des effets sur toutes les autres temporalités qui s’y trouvent intriquées. Sur votre vie, notamment. Mon sentiment est que mieux vous connaîtrez la situation, plus vous serez à même de résister aux conséquences de l’intervention de Ganymède. Ce qui rend la situation moins dangereuse pour nous, car alors notre époque aura plus de chance de perdurer à peu près sous sa forme actuelle.

— Vous voulez dire qu’il pourrait en être autrement ?

— C’est pour ça que les analepses sont si dangereuses. Il y a de nombreux isotopes temporels, évidemment, et ils sont tous intriqués, tissés ensemble de façons impossibles à comprendre, vraiment, même pour un mathématicien spécialisé en physique temporelle, à en croire ce qu’on dit. Ce que vous devez savoir, c’est que le temps n’est ni simple ni linéaire. C’est un empilement de strates de potentialités différentes qui s’interpénètrent et s’influencent les unes les autres. On se le représente communément sous la forme d’un large cours d’eau à fond de gravier, dont le réseau comporterait de nombreux canaux, où l’eau courrait à la fois dans un sens et dans l’autre. Les canaux sont des isotopes temporels. Ils s’entrecroisent, se modifient, s’écoulent. Ils peuvent s’assécher. Il peut s’y former des bras morts. Ou alors ils s’approfondissent, prennent une forme plus rectiligne, et ainsi de suite. Ce n’est qu’une image destinée à nous permettre de comprendre. D’autres parlent d’une forêt d’algues flottant de-ci de-là dans l’océan. Aucune de ces images ne correspond parfaitement à la réalité, qui implique chacune des dix dimensions existantes et qu’il nous est impossible de conceptualiser. Cela dit, pour autant que nous ayons réussi à y comprendre quelque chose, nous savons que votre époque représente une importante confluence, ou inflexion, ou ce qui vous chante.